Sur Face de Bouc, publier un texte, une information, une analyse, une photo équivaut pour les excités, qui prennent à peine le temps de lire l’intitulé, équivaut à prendre parti pour ou contre. Réfléchir est au-dessus de leur intelligence. L’important c’est la culture du flux et l’extension du domaine des courtisans. Si tu n’es pas avec moi tu es contre moi. C’est simple, radical et à la portée des obsédés du mono-sujet. Ils radotent. Obsessionnels ils ressassent. Leurs œillères les maintiennent dans leur étroit pré-carré.
La suite du texte de Louis Latour me plaît dans le sens où il recèle un écosystème de réflexion qui fait la part belle à ceux qui veulent bien faire appel à leur intelligence. Est-ce encore du domaine du possible ? Je ne sais, mais ce que je sais c’est que faire l’économie d’une remise en question relève d’un très mauvais calcul. Vivre sur sa vitesse acquise avec un simple souci de conservation est le gage le plus certain d’un lent déclin.
Revenons à notre histoire de couleur :
Offre d'un négociant beaunois à sa clientèle anglaise au XVIIIe siècle
« On peut s’étonner au vu de la disproportion qui se manifeste de manière croissante entre le Bordelais et la Bourgogne que la Côte n’ait pas été mise en état définitif d’infériorité et subi le sort de tant d’autres vignobles fins dont beaucoup ont disparu au XIXe siècle. Les modifications de l’œnologie qui y furent obstinément poursuivies connurent un heureux aboutissement à la fin d’une difficile période de plus de cinquante ans.
La vinification pratiquée depuis la révolution œnologique des XIIe-XIIIe siècles reposait sur une cuvaison rapide, parfois ramenée à quelques heures, et sur le mélange à la vigne en proportion variable de raisins blancs et rouges. On arracha donc les pinots blancs et on développa en même temps un vignoble homogène de raisins monocolores qui est aujourd’hui la règle absolue de l’encépagement de la Côte. Désormais apte à un vieillissement prolongé, le vin rouge de Bourgogne put s’affirmer face aux vins de haute couleur produits en Gironde et conserver une clientèle sensible « au goût de mûr », au soyeux et au parfum des bonnes années.
Mais que faire de l’admirable pinot blanc désormais soigneusement distingué du « chardenet », sinon des plantations homogènes dans « une grande Bourgogne » qui, acquise totalement au cépage fin, s’étendait désormais de Pouilly-Fuissé au Mâconnais, à la côte des blancs de Puligny et de Chassagne et réussissait même à reconquérir le vignoble de l’Yonne ? Le prodigieux succès de « l’économie blanche » donna la notoriété à de nombreux cantons viticoles en voie de disparition et un ressort nouveau à une Bourgogne qui cessa au cours du XXe siècle d’être menacée d’une décadence qui n’épargnait ni les grands crus, ni les villages les plus connus.
Parmi les nouveautés de l’œnologie du XIXe siècle l’une des plus importantes concerne la modification de la durée de cuvaison qui permit d’obtenir des vins plus colorés et tanniques et donc aptes à un vieillissement de longue durée. Cette « révolution », dont toutes les conséquences n’ont pas été épuisées ce début du XXIe siècle, est la dernière grande aventure de l’œnologie bourguignonne. La modification du genre du grand cru a donc induit une vinification nouvelle, ce qui est la définition même d’une révolution œnologique.
(...) La culture de la vigne, autrefois pratiquée « en foule », avait pour conséquence une incroyable densité de ceps à l’ouvrée. Là où les intervalles réguliers entre ceps greffés, n’excèdent pas dans les plantations denses modernes 10 000 pieds à l’hectare, on en comptait autrefois 18 000 à 20 000. Les pinots d’autrefois étaient taillés très court et donc peu productifs. Souvent la végétation trop touffue les empêchait de s’épanouir comme ils l’auraient pu s’ils avaient disposés de plus d’espace ; certains étaient peu vivaces ou dégénérés, car il y avait coexistence en une même parcelle de pieds d’âge différent, etc. Dans les clos, un personnel nombreux pratiquait assidûment une culture à la main qui permettait par l’élimination des mauvaises herbes et le remuage constant du sol, une parfaite maturité du fruit. Il était autrefois possible d’amener au « droit point », dans les bonnes années, une récolte modique jugée suffisante, pour satisfaire les besoins du maître des lieux qui, s’il était grand seigneur, ne se préoccupait guère d’équilibrer les comptes. On obtenait dans les meilleurs millésimes une récolte de cinq à huit hectolitres à l’hectare.
(…) La production des grands crus rouges bourguignons était encore au milieu du XIXe siècle alignée sur celle d’un Château-Yquem, qui défie aujourd’hui toutes les lois de l’équilibre économique et oblige ses propriétaires à fixer des prix qui dépassent l’imagination.
(…) La grande différence avec notre époque, à cet égard moins raffinée, étaient la soumission absolue aux caprices du millésime…Car si les 1766 étaient colorés, d’autres l’étaient beaucoup moins, et ne figuraient pas pour cette raison sur les tables aristocratiques. C’est la commercialisation mondiale et embourgeoisée du grand vin qui a mis en tête du consommateur l’exigence impérative de nuances colorantes accentuées et constantes. La peur d’être trompé dans son choix, amène aujourd’hui l’amateur à s’écarter de tout achat qui n’obéirait par un cahier des charges, indéfiniment ressassé par les divers canaux d’information, dont la couleur est la composante la plus aisément observable.
Sur ce point aussi, la Côte bourguignonne démontre qu’elle était « en retard » parce que la couleur accentuée n’y avait pas encore droit de cité. Barry par exemple juge très sévèrement les vins de Bordeaux et épargne les bourguignons qui, en cette fin du XVIIIe siècle, continuaient de pratiquer les méthodes de cuvaison courte héritées du Moyen Âge. Mais la côte bourguignonne n’avait pas à l’époque une clientèle importante en Angleterre. Dans ce pays qui concentrait toutes les richesses du monde, où les amateurs formés aux habitudes des « vins forts » définissaient souverainement les normes du bon goût, la haute couleur était une exigence à laquelle devaient se soumettre à la fois les chartrons bordelais et les « Wine Merchants » de la City. Au fur et à mesure de la « modernisation » de la Côte bourguignonne, les mêmes normes prévalurent à Nuits comme à Beaune.
Afin d’échapper aux reproches trop souvent faits à la couleur jugée insuffisante du vin fin bourguignon, on a mis en place il y a quelques décennies en Bourgogne, ce qu’on pourrait appeler « la cuvaison ultra longue » escortée de surcroît par une « macération à froid » qui arrête le processus fermentaire avant qu’il n’ait commencé, sous prétexte de donner plus de couleur au vin. Mais le pinot est un cépage dont les fruits sont peu tanniques et ne comportent qu’une faible quantité de pigments colorés. L’extraction de ces substances est donc une tentative sans espoir, qui s’écarte beaucoup des vins de Bourgogne d’aujourd’hui de ces nuances exquises et changeantes, qui faisaient l’admiration des consommateurs d’autrefois.
On sait que le lamento de la décadence, contrepoint de la théorie moderniste du progrès, n’a guère de pertinence, puisqu’une bonne œnologie, à condition qu’elle se réfère aux principes contenus dans le « trésor des meilleurs usages », permet toujours de rectifier les erreurs commises. Il n’en demeure pas moins qu’à chaque âge du vignoble, certaines menaces apparaissent qui peuvent aller jusqu’à compromettre les acquis du passé. Il est alors temps de réagir, ce qui devrait être aujourd’hui la préoccupation du vigneron face à « la tyrannie de la couleur »