Apprendre, à parler, à marcher, à lire, à écrire, à compter, à faire du vélo, du solfège, à tailler la vigne, à faire cuire un œuf au plat, à jouer au rugby ou au basket ou au badminton… tout au long de notre vie, à chaque fois que nous entreprenons d’investir un nouveau champ : l’Internet par exemple, nous passons tous par une phase d’apprentissage… Pour ce que fait la main, ce constat est une évidence alors que pour la pensée, une fois passé le temps scolaire, le temps des maîtres, pour certains, et c’est de plus en plus vrai dans nos sociétés dominées par les médias, le recours est aux maîtres penseurs « des gens qui s'intronisent philosophes, moralistes, politologues, sociologues, singent ceux qu'on a appelé les intellectuels » des gourous… Les maîtres à penser, modestes et discrets, qui écrivent loin des projecteurs des livres qui s’imposent comme des références ne sont plus légion…
Revenons au ras des chais pour s’interroger sur le métier de « critique de vin » qui consiste à coucher sur le papier un point de vue étayé, parfois accompagné d’une note sur 20 ou sur 100, sur ce qu’a fait la main d’un vigneron ou de salariés de château ou de domaine ( du cep à la bouteille…) : donc le critique doit savoir d’abord déguster puis avoir quelque talent d’écriture. Cette double compétence, la première comme l’écrit très justement Luc Charlier « Il est certain que pour apprendre à déguster, il faut deux choses : (i) beaucoup déguster – au moins pendant quelques années, après, on a ses « repères » - (ii) le faire avec des gens pour vous guider, vous montrer. Apprendre, donc. Je ne pense pas qu’il faille un talent spécial, sinon une faculté de concentration, d’attention. »
Mais apprend-on à écrire ? Oui bien sûr, mais le talent d’écriture ne s’acquiert pas par un quelconque apprentissage. Ceci écrit, les lecteurs de critique de vin ne sont pas forcément sensibles à la beauté de l’écriture. En revanche, comme l’écrivait Nicolas Boileau :
Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Toute la difficulté de l’exercice de transcription d’une dégustation sous la forme d’un écrit est bien dans cette conceptualisation. Comment trouver les mots qu’il faut alors que la dégustation ne s’est jamais forgée un vocabulaire propre : les qualificatifs suivent l’air du temps et les références olfactives ou sensorielles se rattachent aux fleurs, aux fruits… avec une variabilité liée à chaque individu. Champ restreint donc qui donne souvent aux notices un caractère répétitif assez peu informatif. Reste le socle de culture du dégustatueur qui fait souvent la différence. En effet, le caractère du vin (je n’ai pas écrit sa typicité) dans sa conception française – les AOC – est très fortement lié à son origine, le lieu, le sol, les cépages, le climat, l’exposition, les hommes du lieu, à son mode d’organisation, le commerce aussi… Le vin produit à forte charge culturelle a suscité une large et riche littérature, a accouché des modes de vie très différents, a une charge émotionnelle sans commune mesure avec le reste des produits de l’agriculture.
Les maîtres, ceux dont on a beaucoup à apprendre, dans le vin, sont essentiellement dans les vignes ou dans les chais ou dans son commerce. Bien sûr, il existe de grands et bons critiques mais de véritables maîtres qui s’imposeraient à nous pour nous mener sur le chemin difficile de la connaissance en matière de dégustation, très honnêtement je n’en vois pas. En écrivant cela je ne fais pas allusion aux écoles de dégustation qui, très logiquement, apportent aux novices, avec une pédagogie propre, les rudiments de la technique de dégustation. Mon propos s’adresse essentiellement à ceux qui écrivent dans la presse spécialisée, dans des guides et maintenant sur des supports comme les blogs. Que certains aient un pouvoir prescriptif important, qui les transforme peu ou prou en faiseurs de notoriété et de niveau de prix, ne leur confère pas pour autant un rang de maître. Qu'on ne se méprenne pas sur ma remarque elle ne touche que le domaine dégustatif, et lorsque les plus plus érudits des critiques signent des ouvrages plus généraux bien évidemment ils peuvent devenir des références.
À l’autre extrémité de la pratique de critique du vin, la nouvelle génération de blogueurs n’est en rien dispensée de la dure phase d’apprentissage et elle se doit elle aussi d’apprendre, la modestie d’abord puis le respect d’une forme d’expérience. Jeter sa gourme disait-on ! Que la jeunesse soit insolente, contestataire, borderline, intransigeante, quoi de plus normal. Cependant, l’inculture, le goût immodéré pour une provocation infantile, l’agitation qui tient lieu de pensée, les bons sentiments en bandoulière, doublée d’une faim inextinguible d’être reconnu, de se faire une place pour bouter les déjà en place, n’est guère plus estimable que le conservatisme de ceux qu’ils appellent les bien-pensants. Pour réussir dans leur entreprise ils devraient s’inspirer du Truffaut de la Nouvelle Vague, critique virulent qui a su par son travail, sa faim de connaissances, devenir un grand réalisateur de cinéma.
En guise de conclusion permettez-moi de citer à nouveau Thierry Marx puis Richard Sennett…
« En 1975, quand je suis entré aux Compagnons du devoir, j’étais en échec scolaire total. J’ai demandé à faire l’école hôtelière, on m’a collé en CAP de mécanique générale. Et je suis parti dans tout et n’importe quoi. J’étais bagarreur, violent.
J’ai maintenant face à moi des hommes exemplaires. Par leur sagesse et la vérité de leurs mots. Ils ne parlent pas pour ne rien dire mais pour montrer les bornes sur la route. Je comprends que je dois arrêter de mentir. Un prévôt me dit : « On se ment surtout à soi-même. » Un autre nous avait longuement parlé de « la parabole des talents », dans le Nouveau Testament. Toute ma vie, ce texte a cheminé en moi.
(…) Les enseignants des Compagnons du devoir ne portent aucun jugement de valeur sur nos origines sociales. Ils m’appellent « Thierry Marx, Île de France, aspirant au désir de bien faire ». Les apprentis se doivent de dépasser les maîtres, de réaliser des plus beaux chefs-d’œuvre que les anciens (…) Nous portons tous les mêmes tenues que les coteries de charpentiers, en pantalon et veste de velours, de la marque Adolphe Laffont. (…) Il se dégage de cette initiation rigoureuse une vraie fraternité d’hommes. Tout est basé sur la critique constructive et un authentique code d’honneur : on ne ment pas et on respecte l’autre… »
A l’attention des impatients de la toile ce court texte de Richard Sennett écrit en conclusion de son livre « Ce que fait la main. La culture de l’artisanat »
« Les artisans sont surtout fiers du savoir-faire qui mûrit. C’est bien pourquoi la simple imitation ne procure pas une satisfaction durable ; la compétence doit évoluer. La lenteur même du temps professionnel est une source de satisfaction ; la pratique s’enracine et permet de s’approprier un savoir-faire. La même lenteur permet aussi le travail de réflexion et d’imagination – au contraire de la course aux résultats rapides. La maturation demande du temps ; on prend durablement possession d’une compétence. »
Pour la chute : une de mes petites fiertés manuelles : lorsqu’il me prit à 50 ans de m’initier à la technique ancestrale de la peinture à la chaux et aux pigments naturels je suis allé me former au Conservatoire des Ocres à Roussillon puis ensuite je suis passé aux travaux pratiques sur mes murs. Quelle satisfaction ! Quel plaisir de faire sa peinture et de vivre avec !
Ma tarte aux pommes de la Toussaint faite de mes blanches mains...