« … à l’époque de l’abolition de la mainmorte, il avait demandé l’exemption et s’était définitivement attribué le domaine. Le seul ennui, c’était l’argent qu’il fallait débourser pour obtenir l’exemption ; aussi le Révérend traitait-il l’État de voleur qui ne cède pas gratuitement la terre des bénéfices à qui de droit.
À ce propos, dès 1860, quand on avait fait la révolution, il avait eu maille à partir avec le Gouvernement et avait dû aller se cacher dans une grotte, comme une taupe, car les paysans, et tous ceux qui avaient eu des litiges avec lui, voulaient lui faire la peau. Ensuite, ç’avait été la litanie des taxes qu’il ne finissait pas de payer, et dont la seule pensée, à table, lui changeaient son vin en poison. Et voilà qu’à présent on s’en prenait au Saint-Père, et qu’on voulait le spolier du pouvoir temporel ! Mais quand le Pape, frappa d’excommunication ceux qui avaient acquis des biens de mainmorte, le Révérend sentit la moutarde lui monter au nez :
- Qu’est-ce que le pape vient se mêler de mes affaires ? marmotta-t-il. Cela n’a rien à voir avec le temporel ! Et il continua de dire la sainte messe, comme si de rien n’était.
C’est dans la nouvelle « Le révérend » de Giovanni Verga.
Le Révérend venu de rien, ne prétendait pas être un saint, Dieu l’en gardait car les saints crèvent de faim. Il voulait « arriver » et il « arrivait ».
« D’un révérend, il n’avait plus, à présent, ni la longue barbe, ni la tonsure : il se faisait raser tous les dimanches et se promenait, vêtu de sa belle soutane de drap fin, son manteau aux revers de soie sur le bras. Et lorsque, les mains dans les poches et sa courte pipe aux lèvres, il considérait ses champs, ses vignes, ses troupeaux et ses paysans, si d’aventure il s’était rappelé le temps où il lavait les écuelles chez les capucins, ayant reçu le froc par charité, il se serait signé de la main gauche. »
« Il avait recueilli chez lui, une nièce – un joli brin de fille, mais sans le sou, qui n’aurait jamais trouvé un mari –, et il l’entretenait, l’ayant même installé dans la plus belle chambre… »
Ce texte me parle, il me renvoie à la condition de serf qui sévissait dans les campagnes et qui était le lot des paysans.
La mainmorte était une servitude qui s'appliquait soit à des personnes physiques : les serfs (les gens de mainmorte) ; soit à des biens matériels (les biens de mainmorte).
La mainmorte personnelle était l'incapacité dont étaient frappés les serfs en France au Moyen Âge de transmettre leurs biens à leur décès. Son objectif était d'éviter que les biens passent à des personnes extérieures à la seigneurie : durant sa vie, le serf jouissait librement de ses biens personnels ; il pouvait disposer de son manse avec la permission de son seigneur mais il était privé de la faculté de faire son testament et, à sa mort, ses biens revenaient à son seigneur selon le principe : « Le serf mort, saisit le vif son seigneur ».
« La main - morte ou servitude personnelle est appelée dans quelques provinces condition serve, comme en Nivernois & Bourbonnois; en d'autres taillabilité, comme en Dauphiné & en Savoie, dans les deux Bourgognes & en Auvergne, on dit mainmorte. »
Dans le cas du révérend, il s’agit de biens de mainmorte, des biens possédés par des congrégations, des hôpitaux etc. ; et qui, leur possesseur ayant une existence indéfinie, échappent aux règles des mutations par décès.
D’où vient le terme de main-morte ?
« Anciennement lorsque le seigneur du main - mortable ne trouvoit point de meuble dans la maison du décédé, on coupoit la main droite du défunt, & on la présentoit au seigneur pour marquer qu'il ne le serviroit plus. On lit dans les chroniques de Flandres qu'un évêque de Liege nommé Albero ou Adalbero, mort en 1142, abolit cette coutume qui étoit ancienne dans le pays de Liege. »
« En Franche-Comté, il semble que le tiers de la population soit serve. Dans les campagnes de la province, les lieux serviles sont omniprésents, sauf autour de Besançon, pôle de franchise, et dans les zones de vignoble. Globalement il se dégage deux grandes aires : le baillage d'Amont au nord (l'actuelle Haute-Saône en gros) et l'extrême sud avec le Haut-Jura. La majorité des seigneuries serviles y relèvent de l'Église, avec en particulier les deux abbayes de Luxeuil et de Saint- Claude. Au XVIIIe siècle, ces deux régions forment de loin le pôle servile le plus important du royaume : 75% des serfs et 50% des mainmortables du royaume. » La suite ICI link
« L'abbé Clermont-Tonnerre curé de Luxeuil en 1775, voulut affranchir ses 8.936 sujets mainmortables. Il adressa une requête au roi ; il y faisait ainsi la critique du régime de mainmorte au point de vue social et économique :
« Depuis trente années, que le suppliant est pourvu de cette abbaye, il n'y a vu que des hommes lourds, indolents, découragés et abattus, des terres incultes, une culture absolument négligée, nul commerce, point d'émulation et une apathie générale ; tandis que les habitants des villages libres, leurs voisins, sont vifs, actifs, laborieux; leurs terres sont bien cultivées et rendent d'abondantes récoltes ; on y voit de belles prairies, des nourritures considérables de bestiaux, des engrais abondants et aucun terrain inculte.
Ce contraste entre les habitants du même pays ne provient de ce que les uns, réduits à une espèce d'esclavage et n'ayant qu'une jouissance précaire, un simple usufruit de leurs fonds, bornent tous leurs travaux à leurs besoins présents dans lesquels ils sont concentrés par l'impuissance où ils sont de disposer de leurs biens et l'incertitude de pouvoir les transmettre à leurs héritiers; au lieu que les autres, vrais propriétaires avec la libre disposition de leurs fortunes, travaillant non seulement pour eux, mais pour leurs familles, ne mettent d'autres bornes à leurs travaux que celles qu'exige le repos du corps.
La mainmorte est donc dès lors tout à la fois destructive de l'agriculture, de la main-d'œuvre et du commerce; elle est révoltante pour l'humanité; elle anéantit, en quelque sorte, l'existence humaine; en réduisant une partie des sujets de Sa Majesté, dans un royaume libre, à une sorte d'esclavage insupportable, elle les humilie, les abat et les rend, en quelque sorte, incapables de tous actes ; elle est un obstacle aux mariages et tend à la dépopulation, soit parce que ceux qui languissent sous ce joug ne sont pas portés à reproduire leur race d'esclaves, soit par des émigrations de ces habitants fatigués de la servitude dans laquelle ils gémissent; en sorte qu'on peut regarder la mainmorte comme un fléau de l'État.
Les seigneurs mêmes, dans les terres desquels cette servitude existe encore, perdent beaucoup plus par le défaut de culture des terres du territoire de leurs seigneuries, qu'ils ne gagnent par les échutes, les réversions et autres casuels attachés au droit de mainmorte ; les successions sont spoliées; les mainmortables, qui n'ont qu'une vie misérable à regretter et n'ont rien à perdre, se portent à toutes sortes d'extrémités ; la mainmorte est une source, aussi abondante que continuelle, de procès et de contestations, aussi à charge, aussi dispendieuses et aussi ruineuses pour les seigneurs que pour leurs sujets mainmortables. »
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