Yu Zhou est « arrivé de Chine à la gare de Nantes avec trois bagages et les regards curieux de quelques badauds, il y a maintenant plus de dix ans. ». Il plaisantait souvent avec ses amis en disant que « dans le cas d’un raid aérien » il pourrait mettre ses affaires dans ses 3 bagages en moins de 3 minutes et « courir dans un abri ». En janvier 2012, « François Cheng, académicien français d’origine chinoise arrivé en France à l’âge de dix-neuf ans et aujourd’hui âgé de quatre-vingt-trois ans » soulignait que « la France [lui] a permis de renaître de [s]a vie » Yu lui indique que la France lui a permis « non pas de renaître à ma vie, mais de me « réincarner en quelque sorte dans une autre vie, plus dense et plus originale. » et il est enthousiaste « Grâce à la France, j’ai pu rencontrer des personnes formidables et découvrir des choses merveilleuse, que je n’aurais probablement jamais connues dans ma vie antérieure, par exemple la gastronomie, qui est devenue l’une de mes passions. »
« La gastronomie chinoise a une longue histoire, d’au moins trois mille ans » écrit-il et de citer le professeur Zhang Qijun qui « a qualifié la culture chinoise de culture de la table et l’occidentale de culture de la chair. » en ajoutant « que la France et quelques autres pays » qui possèdent sans doute les deux cultures sont des exceptions. Mais, la Chine, a connu un autre tabou : « la gastronomie a été aussi, pendant presque vingt ans au siècle dernier, synonyme de « bourgeoisie et décadence », et donc peu accessible au peuple. » Au temps des Gardes Rouges « certains excités avaient même instauré le « repas révolutionnaire » où l’on devait se forcer à ingurgiter des nourritures à la limite du consommable en souvenir des « atrocités de l’ancien régime. » citation de Christian Gault.
Yu Zhou vient de publier les tribulations d’un gastronome chinois en France La Baguette et la Fourchette chez Fayard. 14€.
Dans l’un des chapitres : le vin français et le thé chinois il écrit :
« Il y a quelques années, j’ai vu un reportage à la télévision sur le développement d’un hypermarché français en Chine. Le journaliste montrait un produit probablement unique au monde mis en vente dans le magasin : une sorte de pack comportant une bouteille de vin et une bouteille de Sprite. Cette combinaison surprenante est due au fait que les consommateurs chinois (ou du moins certains d’entre eux) jugent que le vin n’est pas assez sucré. Ils y ajoutent donc du soda. Aujourd’hui cette pratique n’est plus à la mode. Mais à dire vrai, quand j’étais en Chine, j’appréciais ce mélange. Dès que je raconte cette anecdote à mes amis ici, tout le monde crie au scandale car il s’agissait parfois de bouteilles de vin français très cher !
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais au printemps dernier, un ami chinois est venu me rendre visite à Paris. Il m’a apporté un petit paquet de thé nommé « Puits du dragon », le thé vert le plus connu en Chine. J’avais hâte de faire goûter ce thé à un mi français. Quand tout fut prêt pour l’infusion du thé, il me demanda du sucre. Je le regardai avec des yeux « qui faillirent en tomber », comme on dit en chinois. J’avais du mal à imaginer comment mon ami chinois aurait réagi s’il avait été présent ce jour. Comment oserait-on ajouter autre chose que de l’eau dans ce thé ? Il faut savoir qu’en Chine même le meilleur thé au jasmin n’est pas considéré comme un grand cru, car le parfum du jasmin perturbe celui du thé. Je parvins à retenir mes mots et lui proposai même du lait. »
Ensuite Yu évoque l’évolution du goût du vin et de la manière de le boire en citant Montaigne qui « trempait » son vin. Dans les Essais n’écrivait-il pas « Je haïrais autant un Allemand qui mit de l’eau au vin, qu’un François qui le boirait pur ». Et de souligner « que le thé en Chine connaît une évolution identique à celle du vin » En effet, « à l’époque des Trois Royaumes (IIIe siècle), les Chinois ajoutaient des épices et du sel pendant la préparation du thé. » et les Chinois ont probablement oublié « que la manière dont eux-mêmes boivent le thé aujourd’hui ne date que de la dynastie des Ming (1368-1644). En 1391, Zu Yuanzhang, le premier empereur de cette dynastie, ordonna par décret impérial de remplacer les galettes de thé par du thé en vrac pour tout thé d’offrande impériale. Dès lors, l’infusion des feuilles de thé devint le seul mode de breuvage en Chine, sauf chez certaines minorités. »
Yu aborde aussi un point très intéressant : pourquoi le thé introduit par les Hollandais en Europe en 1606 a-t-il connu une telle popularité chez les Anglais ? Il cite des anthropologues Alan Macfarlane et Sidney Mintz pour qui « le thé a joué un rôle important pendant la révolution industrielle en Angleterre. Le thé sucré était une sorte de produit pour la class laborieuse. Il remplaçait l’alcool, qui nuisait à la productivité des ouvriers, et leur donnait des calories supplémentaires pour supporter une journée pénible de travail. »
Pour Mintz « tout comme le thé sucré ou le cinéma avec le pop-corn, le capitalisme aurait « condensé le plaisir de consommer en consommant plusieurs choses à la fois ». Et Yu de s’interroger avec humour « Le vin « spiritisé » serait-il alors le fruit du nouveau capitalisme en Chine ? »