Le vin de tous les jours, le vin du dimanche, le vin des grandes occasions, le vin des privilégiés… le petit vin de table… le solide vin bouché… le petit Bordeaux… le vin d’honneur… les GCC embouteillé au château… le vin associé au bistrot mais surtout à la table, de tout temps est apparu comme un compagnon du repas, quel que soit la nature ou le statut du repas. Cette sujétion était bien marquée par le titre du magazine : « Cuisine et Vins de France » fondé en 1947. Le vin se tenait à l’ombre du mythe gastronomique français défini par Alain Drouard « comme un récit imaginaire forgé à partir d’un ensemble de croyances et de représentations collectives de la cuisine française, son excellence et sa prééminence séculaire par rapport aux autres cuisines nationales. »
Ce mythe, né après la Révolution française, repose sur un trépied : les critiques, les cuisiniers et les amateurs de bonne chère. « En effet, il n’y a pas de gastronomie sans critiques gastronomiques c’est-à-dire sans discours sur l’art de faire bonne chère et donc sans une littérature gastronomiques faite de guides et de revues gastronomiques. » Mais alors me direz-vous : dans le vin le trépied existe : critiques, vignerons, domaines, châteaux très connus et grands amateurs, alors pourquoi à l’instar du guide Michelin ou du guide Gault et Millau perçu essentiellement comme des guides de bonnes tables, le vin reste perçu par le plus grand nombre de nos concitoyens comme une sorte de ghetto réservé à des spécialistes qui vivent et échangent entre eux. La phrase clé étant pour monsieur et madame tout le monde « moi vous savez en vin je n’y connais rien… » alors que, face à un plat, même d’un chef renommé, nos concitoyens ne développerons pas ce genre de prévention.
Pourquoi donc cette barrière à une généralisation ou à une popularisation de la culture œnophile ?
Elle a pour nom : la dégustation.
Celle-ci a été pendant des décennies une technique professionnelle à l’usage quasi-exclusif des marchands de vin. Ce n’est qu’entre les deux-guerres et surtout dans les années 60 qu’apparaît « une avant-garde œnophile qui milite pour faire de la dégustation un instrument privilégié d’un boire cultivé. » (Fernandez).
À la différence du plat, cuisiné dans l’instant, par un chef ou toute autre personne, le vin est un produit fini : on se contente d’ouvrir la bouteille et de verser le liquide dans le verre. Faire le vin pour le commun des mortels est un acte mystérieux, méconnu, l’acte fermentaire, le rôle des levures décrit par Pasteur dès 1886, relèvent d’une mystérieuse alchimie. Même si ça choque certains la vinification c’est de la chimie et l’apparition de l’œnologie marque le début du pilotage de la chimie de la vinification. « L’œnologie moderne est née et les premiers œnologues sont formés après 1875 dans la génération des disciples de Pasteur. Ulysse Gayon, qui fut son assistant à l’École Nationale Supérieure, fonde en 1880 à Bordeaux la Station agronomique et œnologique. Un siècle plus tard, Jean Ribereau-Gayon, la double en 1963, d’un institut d’œnologie. » (Garrier)
« Il apparaît cependant que le recours de plus en plus canonisé et professionnalisé à la dégustation ait été une impulsion française. C’est Émile Peynaud – œnologue et ancien étudiant de Jean Ribereau-Gayon – qui commença à réellement approfondir et mettre à profit la dégustation. C’est précisément la transformation de la dégustation en « art rationnel », rigoureux et reproductible qui l’a fait avancer au statut d’ »outil de diagnostic » indispensable à l’œnologie actuelle et perpétrant l’union indissoluble entre œnologie et dégustation si caractéristique des pratiques discursives à partir de la seconde moitié du XXe siècle. » Rachel Reckinger
« Les œnologues universitaires, dès les années 1960, deviennent des experts consultés par les producteurs de vin – Émile Peynaud qui devient le conseiller de châteaux célèbres du Médoc, ou Max Léglise, directeur de la Station œnologique de Beaune, sont les deux personnages qui incarnent le mieux cette tendance » (Fernandez).
Ces deux personnages ont tous deux écrits des manuels de dégustation à destination d’amateurs « la dégustation, dorénavant établie dans des usages professionnels (scientifiques et pratiques), se doit également d’être diffusée parmi les destinataires non-spécialisés du produit, invité à porter plus d’attention à leurs perceptions et sensations proprement sensorielles.
Cette rationalisation scientifique de la dégustation – non seulement comme mode empirique de connaissance œnologique mais également comme justification et aiguisement esthétique – a connu une diffusion massive à travers l’enseignement dispensé aux cadres et aux professionnels de la vigne et du vin. Cela a impliqué, à partir des années 1980-1990 – dans les métiers aussi différents que celui de viticulteur, œnologue, critique vinicole, sommelier, négociant –, un très large consensus quant à l’adhésion aux mêmes normes de rigueur dégustative et d’appréhension des produits. Certaines figures parmi eux, en contact avec les buveurs de vin, contribuent à propager cette nouvelle oenophilie, conjointement esthétisée et scientifique. » Rachel Reckinger
Bref, comme le dit dans son langage de sociologue Rachel Reckinger « l’oenophilie, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la part esthétique du vin, soit si proche de l’œnologie dans ses explications sensorielles de la dégustation. »
Les gens du vin sont donc, c’est incontestable, dotés d’un corpus commun, même si l’irruption des amateurs des vins naturels, les sans soufre ajouté, et autres diverticules, se rebellent et contestent ce discours dominant orchestré par les œnologues-consultants et les sommeliers souvent consultants d’acheteurs d’importance : restauration ou GD. En revanche la diffusion dans le grand public des codes dégustatifs est restée à l’état embryonnaire car et les guides et les revues spécialisées, sous la contrainte de séduire plutôt que d’expliquer, se contentent de notations et de commentaires de dégustations, brefs, parfois sommaires, utilisant un vocabulaire assez limité. Sans vouloir être offensant, les dégustateurs-prescripteurs des revues et des guides comptent essentiellement sur la confiance que certains consommateurs mettent en leur jugement, aussi sibyllin ou peu explicatif fut-il, pour effectuer leur choix. Je ne suis pas persuadé pour autant que lorsqu’ils dégustent ou consomment un flacon recommandé par X ou Y, ils font référence à ce qu’ils ont lu et en général pas intégré. Celui qui a le mieux comprit le système est bien sûr Parker avec sa notation gonflée à l’hélium. En clair, tout ce qui a été décrit précédemment, ces normes dégustatives, n’ont que peu pénétré dans la masse des buveurs même chez ceux qui se veulent amateurs.
Bien sûr on va me rétorquer que les clubs de dégustation et les cours de dégustation connaissent un grand succès auprès du public jeune ou moins jeune. J’en conviens aisément mais ça reste une démarche du consommateur vers la connaissance et non un souci du monde du vin de diffuser sous une forme simple, je ne dis pas simpliste, les bases de la dégustation. Et c’est à ce stade que je vais placer mon couplet qui va sans doute faire blêmir, et même fâcher les gens de l’art de la dégustation. Si je le fais sans aucune crainte c’est que sur mon blog je ne me livre pas à une forme quelconque de pédagogie de la dégustation. Ce n’est pas mon truc. Comme je le confie à propos du livre d’Ophélie Neiman Le Vin pour ceux qui n’y connaissent rien. « Bref, j’ai avec le vin des rapports si intimes que je n’éprouve nullement le besoin d’évoquer en public leur longueur, leur bouche tendue ou leur finale épicée. Pour autant j’ai toujours plaisir à écouter les vrais et grands dégustateurs, dont je tairais les noms pour ne pas m’attirer les foudres des autres, ça me repose. »
C’est donc le grand muet du sérail du Vin qui s’exprime (Grand s’appliquant à muet et non à ma Grandeur supposée) Pour moi l’irruption des blogs dans l’univers du vin change la donne de la diffusion de la connaissance dégustative. Bien sûr ça part dans tous les sens, y’a à boire et à manger si je puis m’exprimer ainsi, mais cette profusion parfois brouillonne, mais arborescente, même capillaire, pénètre dans toutes les couches de la société, chez monsieur et madame tout le monde, elle irrigue, elle donne envie, elle vulgarise dans le sens premier du terme. La multiplicité des portes d’entrées qu’offre la blogosphère du vin est gage de diversité, d’une certaine forme de réponses à des questions que les experts, les spécialistes, ont tendance à trouver idiotes mais qui lèvent bien des obstacles qui laissent ceux qui voudraient comprendre dans leur éternel « moi vous savez je ne suis pas un connaisseur… » L’ordre, au sens d’intégration de la nécessité de certaines règles, naît toujours d’une forme de désordre initial. La blogosphère du vin doit sans doute apparaître à certains qui règnent – le mot est un peu fort – un grand foutoir peuplé d’énergumènes qui s’autoproclament aptes à porter des jugements sur le vin et que bien des déviances sont au bout du chemin. Tel n’est pas mon sentiment et l’exemple d’une Ophélie Neiman est là pour démontrer le contraire.
L’intérêt de la Toile, blogs, réseaux sociaux, c’est que tous les protagonistes du monde su vin du vigneron jusqu’au consommateur final peuvent y échanger, écrire, se lire, se critiquer, s’écharper, contester, s’accorder… Cette fluidité, parfois même cette trop grande instantanéité, permet de faire progresser ceux qui jusqu’ici étaient ou se sentaient exclus du système très professionnalisé et pour les grands amateurs très élitiste. Ils se greffent, se sentent concernés, cherchent, butinent et emmagasinent. Cet intérêt d’un plus garnd nombre se traduit aussi dans les livres. Jusqu’à ces dernières années les livres sur le vin c’était des beaux livres, de ceux qu’on offre en fin d’année et que l’on range soigneusement dans sa bibliothèque. Depuis quelque temps, moi qui suis un rat de librairie, je constate la sortie de livres « intelligents » sur le vin, je veux dire par là des ouvrages qui abordent des sujets plus de fond. Comme pour illustrer mon propos DUNOD dans sa collection « des idées qui marquent » réédite le livre d’Émile Peynaud « Le vin et les jours » sorti en 1988 chez Bordas. Les éditeurs savent humer l’air du temps, c’est leur job, et lorsqu’ils puisent dans leur fond de spécialistes pour publier dans une collection plus grand public c’est qu’ils estiment qu’une nouvelle demande s’exprime.
Voilà, j’ai lancé le bouchon, certains penseront trop loin, trop fort, mais en vieux routier de la Toile j’estime être un observateur attentif des tendances de fond qui ne sont pas forcément perceptibles si on s’en tient à la surface des choses. Jamais le monde du vin n’a été traversé par autant de courants porteurs de renouveau et, seuls les esprits chagrins vivant dans les vieilles lunes du passé pensent que nous sommes en butte avec une partie de la société. Bien au contraire, jamais l’image du vin n’a été aussi positive et la nouvelle génération y est pour beaucoup. Moi je compte sur elle et j’ai raison : l’extension du domaine du vin est une idée neuve…