Ce matin je pars tôt pour Bordeaux avec mon matos de grand-reporter, vêture de campagne et, à la gare Saint Jean, on m'attend. J'ai un guide expérimenté je ne risque donc pas de m'égarer dans les vignes de Pomerol. Pour tout vous dire je suis dans mes petits souliers. Je n'en écrirai pas plus mais pour vous faire patienter je vous propose d'explorer l'âme profonde d'un vigneron bordelais.
Thérèse Desqueyroux est le chef d’œuvre de François Mauriac. «Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas». Il s’ouvre sur la scène où Thérèse sort du palais de justice, dans la nuit où une ordonnance de non-lieu vient d’être prononcée, elle est libre, et pourtant, tous la savent coupable, son père qui est venu la chercher, son avocat qui l’accompagne, son mari Bernard qui l’attend en leur propriété d’Argelouse, nous enfin, qui la pressentons plus victime que coupable.
« Bourgeois, « garçon raisonnable », bon parti, ni laid, ni sot, Bernard est, néanmoins, un homme de la terre qui garde des goûts assez sauvages. Il a aussi un cœur sec, incapable de comprendre Thérèse ni de l’aimer. Il est un homme calculateur, conformiste qui ne pense qu’à la réputation de la famille. Il est, en un mot, un fantoche de la morale bourgeoise et du conformisme du vigneron landais » Kazuo Ogoura.
Le dernier chapitre, sorte d’épilogue où le mari dans le respect des convenances décide de rendre sa liberté à sa femme en l’accompagnant jusqu’à Paris où il l’abandonne à elle-même car le plus important pour lui est de sauver les apparences Thérèse est enfin libérée de l’emprise de la famille Desqueyroux. « Mauriac utilise le vin de Pouilly comme symbole de l’émancipation de Thérèse. »
« Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d’Old England la jeune femme qu’elle était : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, ce nez court. Elle songea : « Je n’ai pas d’âge »Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu’elle n’en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi-bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu’il y a une heure à peine, elle souhaitait de s’y enfoncer aux côtés de Bernard ! Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’océan ou la plaine ? Rien ne l’intéressait de ce qui vi, que les êtres de sang et de chair. »Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. »
Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard. »
Kazum Ogoura toujours dans son excellent livre La dégustation du vin à travers la littérature française initie un concept novateur : l’accord vin-sentiment. « Alors heureuse ! »
« Le Pouilly qui figure dans le roman doit être un Pouilly de la région de Loire, car Thérèse prend une demi-bouteille (ce qui signifie que le vin est assez populaire et consommé en grande quantité et ce qui correspond plus au caractère de la distribution du Pouilly de Loire qu’à celui de Mâcon). En plus, le Pouilly de Loire a une personnalité assez affirmée et il a même une certaine fermeté qui s’accompagne de fraîcheur. Ces caractères de Pouilly de Loire semblent bien s’accorder avec le sentiment frais de liberté que ressent Thérèse au cœur de Paris, libérées des liens bordelais. »
Biographie d’Emmanuelle Riva (photo d’elle dans Thérèse Desqueyroux)
Comédienne de théâtre, Emmanuelle Riva fait une première apparition au cinéma en 1958 dans Les Grandes Familles de Denys de La Patellière. L'année suivante, elle est révélée par Alain Resnais qui lui offre le rôle principal de son premier long-métrage, Hiroshima mon amour, écrit par Marguerite Duras. Dans ce film-charnière qui évoque les traumatismes de la Seconde guerre Mondiale à travers la rencontre d'une actrice française et d'un architecte japonais, Emmanuelle Riva impose une voix et un physique singuliers qui bouleversent les cinéphiles. La même année, elle tourne, sur un sujet proche, le controversé Kapo de Gillo Pontecorvo.
Jean-Pierre Melville qui l'engage pour Leon Morin, prêtre en 1961, et Georges Franju, qui la fait tourner dans Thérèse Desqueyroux, pour lequel elle obtient en 1962 le Prix d'interprétation féminine à Venise, puis Thomas l'imposteur, sont les autres rencontres marquantes de l'actrice qui, par la suite, ne trouvera que rarement des rôles à la hauteur de cet impressionnant début de carrière. Elle poursuit néanmoins son parcours exigeant, tournant sous la direction de réalisateurs à la forte personnalité, comme Fernando Arrabal, Jean-Pierre Mocky, Marco Bellocchio ou encore Philippe Garrel.
Si l'actrice privilégie un cinéma littéraire (elle tourne une adaptation de La Modification de Michel Butor), on la retrouve également dans un film plus populaire, mais au sujet délicat, Les Risques du métier d'André Cayatte. A partir des années 90, outre sa composition de chef de famille dans Loin du Brésil, Emmanuelle Riva retient l'attention dans de beaux seconds rôles de vieille dame indigne dans C'est la vie et Vénus beauté (institut).