Le choix du sujet de ma thèse de doctorat de Droit Public : « la politique publique de relance de la filière porc » (elle existe encore ICI link) surprit beaucoup mes éminents professeurs. Bien sûr mai 68 était passé par là, tout était possible, et je ne me voyais pas passer deux ans de ma vie à dépiauter de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur les syndicats d’électrification rurale.
Si je pus mener à bien cette thèse je le dus au nouveau doyen Yves Prats qui « a marqué profondément de son empreinte la renaissance de la faculté de droit et des sciences politiques de Nantes à la fin des années soixante. Durant cette période charnière de l'université française, il a posé dans cette ville les bases d'un enseignement et d'une recherche qui saisissent d'abord le droit comme fait de culture et transcendent les clivages institués entre droit privé, droit public et histoire du droit » écrivent Alain Supiot, Jean-Claude Hélin, Yann Tanguy… dans un ouvrage hommage « La Norme, la ville et la mer »
Il me consacra beaucoup de temps me recevant le samedi après-midi chez lui, attentif, poussant ma pensée confuse dans ses derniers retranchements pour que j’aille à l’essentiel. Il y avait chez Yves Prats une modestie non feinte, celle des grands esprits. Il était marin et moi terrien, j’aimais son ton singulier, sa distance, son verbe économe mais aussi sa propension à sortir des sentiers battus, à emprunter des chemins de crête. Son humour, qu’il s’appliquait à lui-même dans le registre chantant du Sud-Ouest de ses origines. Et quelles origines, je ne sus que bien plus tard que la famille Prats c’était alors Cos d’Estournel et Petit Village. Avec finesse il m’éveilla au doute face aux « moulinettes à concept » et « aux faiseurs de systèmes » et avec sa rigueur il me permit de comprendre que l’exercice de l’écriture est rarement un plaisir sans mélange.
Je lui dois beaucoup. Ma thèse, mal foutue, mal écrite, m’a permis de me débarrasser des scories d’une pensée mal dégrossie. Yves Prats m’a révélé à moi-même en m’encourageant à suivre une voie pas ordinaire. Nous sommes devenus des amis. J’ai connu par la suite son frère Bruno alors à la tête de Cos d’Estournel, puis Jean-Guillaume le fils de Bruno. Avec Jean-Claude Hélin, tout au long de ma carrière, il m’a suivi, encouragé, et lorsque je suis devenu Directeur du cabinet du Ministre alors que je n’étais ni haut, ni fonctionnaire, avec son éternel petit sourire, il m’a dit toute sa fierté. Yves Prats fut pour moi un passeur, un maître, et j’ai souvent son image bienveillante dans mes pensées.
Nantes restera son port d’attache, il lui est resté fidèle comme à ses amis. « La distance n’est jamais parvenue à séparer complètement Yves Prats de Nantes et si son nez, d’éducation bordelaise, n’est pas parvenu à capter avec suffisamment de discernement les arômes subtils du Muscadet, nous ne lui avons pas tenu rigueur. » écrit Yann Tanguy dans sa préface.
Longue digression, trop longue me direz-vous mais je me devais de rendre hommage à celui qui a su m’épauler dans le choix d’une voie peu ordinaire. Lorsque je lui faisais part de mes doutes, que je lui disais qu’il serait sans doute plus raisonnable d’embrasser une carrière universitaire, il me répondait « Vous allez vous ennuyer à la Faculté, vous aimez trop l’action… »
Revenons au cochon breton !
Ma thèse soulignait, sans être prémonitoire, que les politiques de relance du cochon, via les groupements de producteurs, allait aboutir à une hyper-concentration de cette production en Bretagne où l’étroitesse des structures et l’activisme des fabricants d’aliment du bétail : Guyomarc’h tout particulièrement favorisait le Hors-sol (aviculture et porc).
C’est ma thèse sur le cochon, son approche originale, qui m’a permis d’être recruté en 1976 comme contractuel par Bernard Auberger, jeune Inspecteur des Finances tout juste nommé à la Direction de la Production et des Echanges du Ministère de l’Agriculture.
Le Ministre d’alors, Christian Bonnet, étant breton du Morbihan, on me dépêcha en Bretagne pour ausculter la filière avicole en plein boom anarchique. Pendant 6 mois, avec une petite auto, j’ai sillonné les routes et les bi-routes bretonnes : éleveurs, accouveurs, transformateurs… souvenir des petits matins dans le Finistère avec mes interlocuteurs se parlant en breton… j’ai vu naître et prospérer ceux qui vont mal aujourd’hui : Charles Doux le redoutable vendéen expatrié à Châteaulin, Jacques Tilly et bien d’autres. C’était le Far-West et j’ai le souvenir de l’étonnement de mon directeur, que j’avais convaincu de passer une journée dans le Finistère, aux côtés de Charles Doux dans la BMW alors que nous pénétrions dans Guerlesquin où Tilly, le maire, régnait en maître. Dernier détail, Alain, mon aîné fut aviculteur, il produisait des œufs d’accouvage pour Tilly, le lien a donc toujours été fort avec ce secteur d’activité.
Plus tard, bien plus tard, lorsque je tenais la barre dans les années 90, lors d’une conversation avec mes amis bretons : Charles Josselin, Louis le Pensec et Bernard Poignant qui parle maintenant dans l’oreille de François, je leur avais fait part de mes craintes sur la fragilité du modèle breton avicole, en tout premier lieu – le fameux poulet export perfusé de restitutions – et le porcin aussi en course effrénée à la concentration. Les brutales crises du porc cycliques mettaient au tapis les plus fragiles. Nous en étions aux prémices de l’ouverture des frontières avec le GATT puis l’OMC, à la première réforme de la PAC, et qu’un modèle peu créateur de valeur comportait le risque voir des compétiteurs mieux armés que nous nous damer le pion. Pour le poulet ce fut le Brésil où Charles Doux crut trouver une martingale qui s’avérera désastreuse, et pour le porc ce fut l’Allemagne et sa politique salariale.
Sans jouer le « je vous l’avais bien dit », il est tout de même paradoxal qu’il faille être le nez sur le mur, avec tous les dégâts que vont provoquer les fermetures de sites sur l’emploi, la vie des gens, pour assumer des évolutions inéluctables. La mondialisation, dont nous profitons puisque nous exportons des produits agro-alimentaires, exige des ajustements, des anticipations, sinon des pans entiers de notre économie vont être emportés. Dans le secteur agricole, les choix de la Commission de l’UE, approuvés en leur temps par nos Ministres de l’Agriculture, n’ont pas finis de produire leurs effets. Le grand vent libéral d’avant la crise financière qui plaisait tant à notre droite de gouvernement n’a pas fini de produire ces effets. La fin des quotas laitiers mi-2015 va profondément bouleverser la donne de nos exploitations qui seront confrontés en direct à ce qu’on appelle « la volatilité des prix » du marché. Les transformateurs iront chercher le lait là où il est le moins cher. C’est cela ou mourir !
Pour éclairer votre lanterne lisez :
1- L'industrie agroalimentaire bretonne est-elle condamnée ? link
2- Le point de vue de Pousson sur l'écotaxe et les bonnets rouges link
3 -Pas de retour des restitutions par Stéphane Le Foll link
Pour autant allons-nous tomber de Charybde en Scylla ?
La réponse est évidemment non, en Bretagne et ailleurs, mais encore faudrait-il que certains, la FNSEA en tête, cessent de nous faire accroire qu’il existe encore une agriculture française unitaire, un modèle français, amalgamant des agriculteurs, des éleveurs, des vignerons qui ne font pas le même métier, qui ne s’adressent pas aux mêmes marchés. Notre force c’est la diversité, notre capacité à créer de la valeur, y compris dans les produits de grande consommation. Le modèle des filles à fromages n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité bien tangible (Lire dans les Echos Les filles à fromages contre la crise économique link)
Contrairement à ce qu’affirme dans les mêmes Echos, Jean-Marc Vittori Editorialiste aux « Echos » Pourquoi l'Allemagne exporte plus de fromage que la Francelink ?, le modèle allemand n’est pas l’avenir de l’agriculture et l’agro-alimentaire français. La seule course au volume n’est pas intéressante M.Vittori, vous oubliez de dire qu’en valeur les fromages allemands sont loin derrière. La compétitivité est à tous les étages dans le lait et ailleurs, la Bretagne et le grand Ouest en général là encore devront faire autre chose que le choix d’une voie unique hautement risquée. L’économie des grands volumes compétitifs destinés au grand large : le en lait en poudre par exemple, et celle des produits de valeur ne sont pas incompatibles, encore faut-il faire des choix clairs des modes de production. Le tout partout sur un soi-disant modèle unique est une illusion.
Agir, plutôt que réagir !
Je radote.
Désolé de vous avoir ce matin abreuvé de mes souvenirs et de mes petites analyses mais j’ai du mal à admettre notre aquoibonisme et une forme de résignation mortifère.
Cet après-midi une petite chronique sur tomber de Charybde et Scylla pour vous changer les idées.