C’était un temps que les jeunes d’aujourd’hui ne pourront pas connaître : celui que j’ai vécu tout au long de ma prime jeunesse, la cohabitation sous le même toit de plusieurs générations. Celle-ci, comme chez nombre d’artisans et de commerçants, ne facilitait pas les transmissions. Si mon père s’est lancé dans une entreprise de travaux agricoles et de battages s’était pour échapper à la tutelle de son père Louis, éleveur de bœufs charolais, qui ne lui aurait jamais vraiment céder le manche de la petite métairie du Bourg-Pailler. Mon frère aîné Alain, lorsqu’il revint d’Algérie, balança longtemps dans son choix de rester à la terre. La fameuse agriculture intensive de l’Ouest a été boostée par des jeunes agriculteurs qui voulaient échapper à la tradition de leurs aînés qui vivotaient sur de petites structures. Ils ne voulaient plus survivre mais vivre !
La transmission ne se réduit donc pas à une simple appropriation de l’outil de production mais s’accompagne, surtout dans les entreprises artisanales non agricoles, de la perpétuation d’un savoir-faire. C’est pour cette raison que le livre de Catherine Ruedin et Vincent Tasso « Le goût transmis » au Rouergue m’a intéressé car comme l’écrit la première dans l’Introduction « La transmission est un mot qui déclenche les passions. » En effet, « la transmission est tissée de visions contradictoires sur fond d’émotionnel. Il est des pères en manque de successeur passionné et d’autres incapables de passer le relais... C’est un acte d’amour que la douleur n’épargne pas ; céder du terrain est un processus très long, un va-et-vient constant où la discussion, même houleuse parfois, construit l’avenir à quatre mains. »
« Transmettre, est-ce désirer un bout d’éternité
Et tout à la fois accepter sa finitude ? »
Belle question que devrait se poser quelques entrepreneurs du vin qui se croient éternels !
Dans les onze familles évoquées dans ce livre il y a la famille Barral qui « entre plaine et montagne » dans le village de Cabrerolles, à 30km de Béziers, cultive la vigne depuis de nombreuses générations. « Leur commune, l’un des 7 villages viticoles de l’appellation faugères, est formée de quatre hameaux dont Lenthéric » berceau de la famille Barral.
La transmission entre Didier Barral et son père Henri-Louis fut « difficile » car elle s’accompagnait d’un virage à 180°. « Auparavant, mes parents Monique et Henri-Louis, avaient choisi de ne plus faire de vin eux-mêmes, pour rejoindre la coopérative. Il faut dire qu’aucun vigneron n’avait le temps ni l’expérience du commerce, se regrouper leur donnait plus de poids devant les courtiers. » explique Didier Barral.
Bien évidemment je ne vais pas reproduire ici toute la narration de ce passage de témoins mais me permettre pour vous donner l’envie de lire cet ouvrage butiner quelques phrases très pudiques de Didier Barral qui en disent long sur l’épaisseur humaine de ce vigneron.
« Approche instinctive, partir de ce que propose la nature pour aller au-delà même des produits bio pas forcément inoffensifs. « Ce choix signifie y consacrer beaucoup de réflexion, mais aussi du temps et de l’argent : faire des essais, c’est perdre en production, choisir la sobriété du rendement au bénéfice de l’équilibre de la terre et de nos vins. » Donc des petits ajustements successifs que son père n’a pas compris « Nous avons tout deux souffert de cet abîme entre nous, d’autant plus que ma mère, elle, m’a d’emblée suivi et encouragé dans mes démarches. »
« Bien sûr, ils parlaient ensemble, mais Didier renonçait à évoquer avec lui des idées nouvelles. « je traçais ma route en évitant les sujets qu’il ne comprenait pas, car on ne parlait pas le même langage. Parfois, il se demandait à quoi je jouais... »
« Quand on lui parle de transmission, le regard de Didier se voile un peu. « Mon père ne me consacrait guère de temps, regrette-t-il. Il n’avait pas la vocation de transmettre comme mes grands-pères ; son temps libre était consacré à la chasse, passion qui me faisait horreur. On est si différents : lui avait un instinct grégaire, il adorait discuter des heures et moi je recherchais plus la solitude, la réflexion... Heureusement mon père faisait parti des « vignerons gentils », il n’utilisait pas trop de produits et soignait sa terre, respectueux qu’il était de la tradition et du travail des anciens. »
« J’ai soutenu mes fils – n’est-ce pas le rôle d’une mère que de faire le tampon ? – car c’était à eux de continuer. Le faugères ne marchait pas bien, il fallait réinventer ! Au début, les efforts pour moins désherber, l’arrêt des traitements chimiques sur les vignes, les méthodes naturelles, les gens n’y croyaient pas trop. Maintenant tous les viticulteurs du coin s’engagent vers une agriculture biologique, voire biodynamique » explique Monique la mère de Didier et Jean-Luc Barral qui ajoute un peu plus loin « J’espère que mes fils ont un peu appris de moi. »
« Didier salue la capacité d’adaptation étonnante de sa mère et renchérit « avec papa, j’ai tout de même en commun de savoir prendre mon temps. C’est une culture familiale ; comme on vit dans le travail, chaque geste s’intègre dans notre vie. »
Monique la mère est « la veilleuse universelle de la famille Barral »
« Je rêve que l’exploitation continue après nous, murmure-t-elle. Je sais que nous sommes dans la bonne direction ; cette fusion avec la nature suscite l’admiration maintenant ; je souhaite que de plus en plus d’agriculteurs et de cultivateurs prennent conscience de l’importance de changer les choses à son échelle, dans son petit coin de terre. »
Je lui laisse donc le mot de la fin.