Je l’ai vue débouler à la Mothe-Achard, au milieu du bourg, près du champ de foire, dans la vitrine du magasin de Cougnaud qui vendait des trucs et des machins pour alléger la tâche de nos mères. Pour voir les matches de foot on allait se cailler les miches pour la regarder dehors. À la maison je ne l’ai jamais connue mais elle trônait dans le réfectoire de l’école d’agriculture où nous avions droit à deux menus : 5 colonnes à la Une et les matches du Tournoi des 5 Nations. La télé donc, le gros poste de télé en noir et blanc avec napperon a fait son intrusion chez les gens pour petit à petit les scotcher à l’écran, les couper le soir de leur voisinage, les faire se recroqueviller tout en leur donnant le sentiment de s’ouvrir sur le monde qui pénétrait chez eux par l’étrange lucarne. Les grandes peurs, l’émotion, les images, dégoulinaient sur la France profonde. Ce fut la fin du village…
Je ne suis, et n’ai jamais été addict à la Télé, et je ne vais pas ici vous refaire l’histoire des chaînes depuis l’unique chaîne de l’ORTF jusqu’à la TNT en passant par le « mieux disant culturel » de Léotard pour vendre TF1 à Bouygues, la 5 de Berlusconi via Tonton, le Canal+ de Rousselet… Je ne la regarde plus car je n’aime pas poser mon cul sur un canapé, je préfère cueillir mes infos ailleurs. Bref, à l’heure où l’Internet, nouvel écran, bouleverse le paysage audio-visuel, ce que je vous propose c’est un texte de l’historien Jean-Pierre Le Goff tiré de son livre « La fin du village » chez Gallimard 26€. Le village c’est Cadenet, bourg du Luberon tout près de Lourmarin.
Chapitre 7 : LA GRANDE TRANSFORMATION
« Deux bien de consommation en particulier, ont joué un rôle déterminant dans la transformation de la collectivité villageoise : la télévision et l’automobile ; ils ont inauguré une nouvelle ère des loisirs qui rompait avec les rapports de sociabilité traditionnels et permis une plus grande ouverture sur le monde extérieur.
Les anciens interrogés sont unanimes : revenant sur les années passées, la rupture qui leur paraît la plus importante est celle qu’a provoquée l’achat d’un poste de télévision. Au début, l’usage de la télévision gardait un aspect collectif et convivial, s’inscrivant encore dans les rapports sociaux villageois. Même s’il n’avait pas lieu dans une grande salle obscure, le spectacle gardait une dimension collective qui l’apparentait encore au cinéma. Peu d’habitants possédaient un poste, mais chacun savait où se rencontrer pour voir les émissions. Les propriétaires mettaient des chaises dans la rue et les voisins pouvaient venir regarder la télévision placée bien en vue près de la fenêtre ou de la porte. On pouvait également se rendre dans les bars où le poste trônait dans la salle commune. La salle de café de la mère Paris était pleine lors des émissions de variétés, comme « 36 chandelles » ou « La Piste aux étoiles » link qui reprenaient les formes traditionnelles du radio-crochet ou du cirque. D’autres plus nouvelles, comme les combats de catch, attiraient également les habitants, tout particulièrement les hommes. Et, comme au cinéma, réactions et traits d’humour fusaient ; le spectacle était aussi dans la salle.
Mais avec la multiplication des postes dans les foyers, la télévision a progressivement réduit un trait essentiel de la culture villageoise : le plaisir de la parole directement échangée La fascination était forte : on avait l’impression de disposer du cinéma à domicile et l’on voyait des choses qu’on n’aurait pas imaginées auparavant. Au sein des familles, « le petit écran », bien plus que la radio plus ancienne, a transformé les traditionnels repas de midi et du soir : « Ce qui m’a le plus choqué, me dit un ami, c’est à mon retour d’Algérie (de la guerre d’Algérie) en 1961 quand je suis revenu chez mes parents. Mes autres frères étaient mariés, on était encore cinq ou six autour de la table. Eh bien, le soir où je suis arrivé et les autres jours, on ne m’a pas jamais posé une question sur l’Algérie parce qu’il y avait la télévision. C’était terminé. » Il en alla de même des veillées entre voisins qui constituaient une tradition ancestrale : « Quand j’ai pris une campagne avec ma femme, on nous a présenté les voisins et on veillait tout l’hiver, on allait une ou deux fois par semaine chez l’un ou chez l’autre et l’on rigolait de n’importe quoi. Ça me plaisait beaucoup. J’étais jeune marié et ma belle-mère m’a acheté la télé. Cela s’est su aux alentours et un jour un voisin m’a dit : « Ce soir il y a telle émission », sous-entendu : »On aimerait bien pouvoir la regarder ». Ils sont venus la voir à la maison Après ça été fini, ils ont acheté à leur tour la télé et en fin de compte plus personne n’a plus veillé. »
Dans le village, on se dépêchait de souper pour aller regarder la « télé » chez le parent ou l’ami qui possédait un poste. Les rues se sont ainsi progressivement vidées de leurs habitants qui, le soir à la belle saison, se retrouvaient sur le pas des portes et sur les places pour « prendre le frais », bavarder. Pour les nostalgiques de l’ancien temps, la télévision est considérée comme « le plus gros mal » : elle a « tué l’esprit du village », le plaisir de la conversation et les rapports d’amitié. Avec elle , « le soir est devenu un désert ».
(…) Les conversations au bar comme ailleurs sont désormais largement orientées par ce qui se voit et se dit à la télévision. »
Les plaintes contre le spectacle télévisuel rejoignent celles sur l’état du monde : » Quand on voit ce qu’on voit à la télé, comment voulez-vous qu’on soit optimiste ! » La critique des journalistes est des plus virulentes : ce sont des « gens qui ne disent que des conneries », des « gens à qui l’on ne peut pas faire confiance » et certains d’ajouter avec leur bagout habituel : »Quand je les vois causer comme ils causent, je n’en peux plus ! »
Certes, certes, mais tout ce petit monde continue de se goinfrer de télé et de ne voir l’état du monde qu’au travers de leurs écrans plats… c’est la vie et se lamenter sur le bon d’avant ne le fera pas revenir, il suffit simplement d’en inventer un autre et c’est à notre portée…