« Pour une minorité avide, les cours du vin doivent correspondre à la hausse maximum, le client doit cracher (il n’y a pas d’autre mot). Le juste prix, compromis entre les exigences du producteur et les possibilités de l’amateur, provoque chez eux une franche hilarité. Pourquoi se priver quand on est en position de force ? Dans leur cerveau, ils ont logé ces certitudes : nos crus classés sont des produits de luxe (des produits financiers aussi), leur surface n’est pas extensible (elle l’est un peu tout de même, en plus, c’est permis), la demande est supérieure à l’offre (pour l’instant), le rapport de force sera toujours en notre faveur (il a déjà commencé à changer avec la crise de la dette : l’austérité va se traduire par une austérité des comportements qui ne manquera pas de jaillir aussi sur le luxe et le marché chinois). Mais il est vrai qu’une poignée de crus historiques tirera toujours son épingle du jeu. »
C’est ce qu’écrit Jean-Paul Kauffmann dans sa postface de son opus Voyage à Bordeaux 1989. Il ajoute « Cette fois, un seuil a été franchi<. L’écart est tel qu’il ne saurait justifier des prix aussi prohibitifs même si ce propriétaire peut invoquer la loi de l’offre et de la demande. Certes un cru classé est une marchandise mais il ne détient pas qu’une valeur commerciale. C’est aussi une création originale dans la mesure où elle est doublement culturelle, issue d’une terre en même temps que d’une civilisation. « Attention, produit atypique et inclassable, à ne pas mettre entre toutes les mains. » C’est une mise en garde qu’on pourrait afficher sur des panneaux au milieu du vignoble »
Deux hommes viennent de mourir, peu connus du grand public : Hubert Nyssen et Guy Dejouany. Le premier a créé en 1968, avec sa seconde épouse, au Paradou, dans la vallée de Baux, à quelques kilomètres d’Arles une association : l’Atelier de cartographie thématique et statistique (Actes). « Il commence par l’écriture » puis il passe ensuite à l’édition avec les fameux petits livres 10x19 d’Actes Sud et leurs couvertures dessinées par son épouse Christine le Bœuf. « Mais Hubert Nyssen n’aurait pu imaginer que, trente ans plus tard, sa maison sortirait 500 nouveautés par an, aurait un catalogue très international de quelques 9600 titres. » note Josyane Savigneau dans le Monde. Grâce à lui j’ai pu découvrir Nina Berberova, Paul Auster, Don De Lillo et bien d’autres…
Créateur donc, mais contrairement à beaucoup de ceux qui ont mené une grande aventure personnelle, il a su transmettre. Depuis 2000 il s’est progressivement retiré de l’activité éditoriale en confiant la direction d’Actes Sud à sa fille Françoise. « Il a su accompagner ses désirs de développement, et ceux de son mari, Jean-Paul Capitani : le siège d’Actes Sud est devenu aussi une librairie, un restaurant, un hammam, un cinéma. » « Je n’aime pas posséder, capter, j’aime que tout circule… » disait Hubert Nyssen.
Une pleine page dans le Monde pour la disparition d’Hubert Nyssen et presqu’autant pour celle de Guy Dejouany dans les Echos. « Le Sphinx » qui avec les Ambroise Roux à la CGE et Marc Viénot à la Société Générale, a été dans les années 80 un bâtisseur d’empire à la française avec la Compagnie Générale des Eaux. D’une PME spécialisée dans la distribution de l’eau il fit un pilier du CAC : 200 000 salariés, 2000 filiales et 24 milliards d’euros de CA. « On l’a souvent comparé à Mitterrand, pour sa façon de tirer à distance les ficelles entre les hommes, nourrissant les ambitions des uns contre les autres, édifiant un management d’émulation » explique Henri Proglio qui fut l’un de ses vassaux. Dejouany repoussa deux fois l’âge de son départ à la retraite mais rattrapé par le juge Jean-Pierre, il passera la main au désormais célèbre Jean-Marie Messier trente-sept ans, prototype de la tête d’œuf à la française, qui « n’avait jamais rien dirigé d’autres que sa secrétaire… » selon la formule d’un des membres du CA de l’époque. La suite vous la connaissez, c’est la saga calamiteuse de Vivendi-Universal et la chute de J 4M Marie Messier Moi Même…
Voilà, ce n’était rien que pour vous dire que je n’aime rien tant que les bâtisseurs, les vrais, comme Hubert Nyssen, qui a commencé dans sa bergerie et 20 000 francs de capital. Les autres, les voraces, ce que n’était pas à titre personnel Guy Dejouany, tous ceux qui se contentent de bâtir leur fortune personnelle à coups de stock-options, de rémunérations mirobolantes, de retraites-chapeaux, comme l’était Daniel Bouton, le Président déchu de la Société Générale un grand acheteur de GCC, tout en n’assumant pas leurs choix hasardeux, sont à l’image de nos sociétés où « l’élite » économique et financière des profiteurs. Et qu’on ne vienne pas me rétorquer que je suis de ceux qui n’aiment pas la réussite. Bien au contraire je m’en réjouis toujours lorsqu’elle a valeur d’exemple, lorsqu’elle est le fruit du faire de femmes et d’hommes qui créent, osent, prennent des risques mais savent, à l’heure de la reconnaissance sociale, se souvenir de ce qu’ils ont été.