Comme l’avouait Jean Carmet « les petits vins de mon pays, de mon pays de Bourgueil, ont eu longtemps ma préférence sinon mon exclusivité. Ces petits vins blancs légers qui travaillent sous le soleil inimitable des bords de Loire. On leur laisse rarement le temps de s’accomplir au-delà d’une année, ils meurent avant l’âge, mais en beauté… »
Mais, il concédait aussi que si son père était un saint-cyrien de la vigne et qu’il a suivi son enseignement, il avait longtemps été étouffé par son patriotisme régional. « Quand je suis arrivé à Paris j’ignorais totalement qu’il existait d’autres vins. Je soutenais mordicus que rien ne pouvait égaler un saint-nicolas-de-bourgueil. Et puis j’ai acheté une maison dans le Gard, à 12 km de Bagnols-sur-Cèze et j’ai découvert les côtes-du-rhône avec ravissement… »
Il n’empêche que son pays c’était son port d’attache comme le montre cet épisode est typique d’une conception de la vie propre à Jean Carmet et à ses amis.
« J’avais déjeuné chez Bernard Blier. Nous nous étions attardés à table, mêlant les agréments de la discussion à ceux de la sélection des vins. La nuit est venue quand nous nous quittons gaiement. Je hèle un taxi et… au lieu de lui indiquer : « À Sèvres ! » où je réside, je lui communique : « À Tours ! ». Je ne saurais vous expliquer pourquoi. L’automédon ne manifeste aucune surprise. Je monte à bord et plonge presqu’aussitôt dans le bienheureux sommeil de l’oubli… On me secoue, on me réveille, c’est le chauffeur : « Nous sommes arrivés ! »Nous sommes en effet, à Tours. Pourquoi Tours ? Comment, étant à Paris, peut-on avoir l’idée saugrenue de rallier Tours en taxi ? Le chauffeur rigole : « Je vous ai tout de suite reconnu, monsieur Carmet. J’ai entendu des reportages, je sais que vous êtes de Tours ou des environs, alors c’est normal que vous ayez voulu venir ici ! »
« Nous étions au petit matin et au cœur de l’hiver. Je propose d’aller prendre un café près de la gare. Nous tombons sur toutes les épaves de la nuit, hantées par un unique objectif : se goinfrer un pied de cochon. Et j’ai offert une tournée générale de pieds de cochon. J’ai voulu téléphoner à Sonia, mon épouse, à Sèvres. Sans résultat. Je devais apprendre plus tard qu’elle était partie à ma recherche en oubliant de brancher le répondeur. Que faire ? Toujours flanqué de mon fidèle chauffeur je rends visite à des cousins tourangeaux. Il est maintenant 7 heures, ils s’étonnent :
- Que fais-tu là ?
- J’ai déjeuné avec Bernard Blier.
- Ah bon ! Il est de passage à Tours ?
- Mais non, chez lui à Neuilly !
« C’est la confusion totale. Je les sens sur le point d’alerter hypocritement un quelconque service psychiatrique, je disparais. En taxi toujours. Nous sommes tombés en panne du côté d’Orléans. Le chauffeur marchait au fuel qui avait gelé tellement il faisait froid. L’homme était de bonne compagnie et savait s’adapter, nous avons fait la java pendant toute la nuit. Puis je l’ai raccompagné chez lui. Son épouse a failli me lyncher. La mienne aussi, un petit peu plus tard, ce qui vous expliquera pourquoi je dois périodiquement changer de compagne. Je les comprends et je les absous, ce sont toutes des saintes. »
Extrait du livre Alcools de Nuit R.Bastide-J.Cormier-Antoine Blondin