Ce dimanche ma plume a refusée toute érection afin de me protéger d’égarements, de dérapages ou d’outrages. Perché dans mon neuvième étage je suis cerné à l’Est et à l’Ouest car sur les trois cortèges, qui partiront dimanche à 13h, deux sont proches de chez moi : place d'Italie (XIIIe) et Denfert-Rochereau (XIVe). Rien, je n’écrirai rien, je me tairai.
Une dédicace cependant, « La pute de la Côte Normande » de Marguerite Duras aux éditions de Minuit ce sont 13 pages. C’est court, je pourrais, tel un Lucchini soudain devenu muet, vous les transcrire, ça m’occuperait.
« Paru dans Libération, le 14 novembre 1986, La Pute de la côte normande est le complément nécessaire à la lecture des Yeux bleus cheveux noirs. En effet dans ce nouveau texte, Marguerite Duras raconte de quelle façon elle a écrit l’été dernier dans son appartement de l’hôtel des Roches noires à Trouville, l’histoire du jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs. Elle décrit ce que fut ce moment de l’écriture, sa violence, ses cris et elle explique aussi pourquoi elle a dédié son roman à Yann Andréa (l’auteur de M. D.). »
« C’est l’été 1986. J’écris l’histoire
Pendant tout l’été, chaque jour, quelquefois le soir, quelquefois la nuit. C’est à cette époque-là que Yann entre dans une période de cris, de hurlements. Il tape le livre à la machine, deux heures par jour. Dans le livre, j’ai dix-huit ans, j’aime un homme qui hait mon désir, mon corps. Yann tape sous dictée. Tandis qu’il tape, il ne crie pas. C’est après que ça survient. Il crie contre moi, il devient un homme qui veut quelque chose, mais ne sait pas quoi. Il veut, mais il ne sait pas quoi. Alors il crie pour dire qu’il ne sait pas ce qu’il veut (…)
Je ne le vois presque jamais, cet homme, Yann. Il n’est presque jamais là, dans l’appartement où nous vivons ensemble au bord de la mer. Il marche. Il parcourt dans la journée beaucoup de distances diverses et répétées. Il va de colline en colline. Il va dans les grands hôtels, il cherche des hommes beaux. Il trouve quelques beaux barmen. Sur les terrains de golf aussi, il cherche. Il s’assied dans le hall de l’Hôtel du Golf et il attend, il regarde (…)
J’ai vécu avec ça tout l’été. Je devais l’espérer, aussi. Je me plaignais des gens, mais pas du principal, pas de ce que je dis là. Parce que je pensais qu’ils ne pourraient pas le comprendre. Parce qu’il n’y avait rien dans ma vie qui avait été aussi illégal que notre histoire, à Yann et à moi. C’était une histoire qui n’avait pas cours ailleurs que là, là où nous étions.
Il est impossible de parler de ce que Yann faisait de son temps, de son été, c’est impossible. Il était complètement illisible, imprévisible. On pouvait dire qu’il était illimité. Il allait dans tous les sens, dans tous ces hôtels, pour chercher au-delà des hommes beaux, des barmen, des grands barmen natifs de la terre étrangère, celle d’Argentine ou de Cuba. Il allait dans tous les sens. Yann. Tous les sens se rejoignaient en lui à la fin des journées, des nuits. Ils se rejoignaient dans l’espoir fou d’un scandale possible, d’une généralité inouïe, dont ma vie aurait été l’objet. À la fin, ça a pu commencer à être lisible. On était arrivés quelque part dans un lieu où la vie n’était pas complètement absente.
On en recevait des signaux, quelquefois. Elle passait, la vie, le long de la mer. Quelquefois, elle traversait la ville dans les cars de police des mœurs. Il y avait les marées aussi, et puis Quillebœuf, qu’on sait être au loin, partout à la fois come Yann. »