Nous avons dansé comme des somnambules, hors tout, caparaçonnés dans la bulle que traçaient autour de nos corps la musique sirupeuse et le halo des lumières tamisées qui viraient du rouge au bleu en passant par le vert. Abandon, abandonnés, perdus, échoués dans cette boîte outrageusement luxueuse au milieu de mâles libidineux qui jetaient sur notre enlacement des regards envieux, nous avions envie de nous noyer, de disparaître. Lucia fatiguait. Je l’entraînais de nouveau vers notre refuge. Pour rejoindre notre table nous devions passer entre les tables basses et les fauteuils profonds ce qui mettait les regards des mâles à la hauteur du haut des cuisses de Lucia qui tanguait sur ses hauts talons. Certains étaient au bord de la rupture lorsqu’elle passait au raz de leurs mains. Seule ma présence les retenait d’agir. La jupette de cuir, à chaque pas, laissait entrevoir ce qu’ils voulaient investir, fouir. Soudain Lucia me lâchait la main, se plantait face à une tablée et posait son pied gauche sur la table, provocante. De sa voix rauque et sensuelle elle leur jeta son prix comme on dégoupille et balance une grenade à fragmentation. Estomaqués les types la mataient sans réagir. Lucia jouait gros car si l’un d’eux, où même plusieurs, ou même tous acceptaient la transaction, elle devrait dénouer le contrat. S’exécuter. Par bonheur la hauteur de son tarif dépassait les capacités financières de ces petits bourgeois. Lucia les laissait en plan en leur jetant un regard méprisant. Derrière son bar le patron ne semblait guère goûter la plaisanterie. Je sentis qu’il me faudrait montrer les crocs au plus vite. Ce que je fis après avoir laissé Lucia se rassoir à notre table.
Notre dialogue fut bref. D’une poche intérieure de mon blouson je sortis, enfoui dans un vieux porte-cartes, mes insignes d’OPJ. Le patron, un bellâtre, se contenta de sourire et d’opiner sans prononcer le moindre mot. Comme c’est dans la corporation des tauliers de boîte de nuit que se recrutent la majorité des indics il connaissait la musique. Mon tricolore proche de celui de son pays ne provoqua chez lui aucun étonnement, la chasse aux « terroristes internationaux » étant ouverte il trouvait normal qu’un poulet français vienne farfouiller dans l’une des villes où ils prospéraient. Par avance je savais que l’addition serait à son compte. Lucia, à mon retour, ne me posa aucune question. Ce fut moi qui embrayais. Lui dire, tout lui dire. Je commandai une nouvelle bouteille de champagne. Le patron nous octroya du Krug. Pendant que je parlais Lucia venait se nicher sur mes genoux. Je commençais par Marie puis, avec une précision féroce, je dévidais ma vie à la con comme on vide les placards d’un mort. J’étais déjà mort depuis longtemps. Lucia glissait ses mains sous ma chemise. Elles étaient étrangement glacées. La fatigue n’avait aucune prise sur nous. Lucia me chuchotais à l’oreille. « Montons ! » Le patron pressentant notre repli vers des lieux plus intimes avait déposé une petite clé de bronze sur le plateau. Pour accéder à l’étage il nous fallut emprunter d’abord un long couloir auquel on accédait par une porte où il était écrit « cuccina » puis monter un escalier en colimaçon. L’étage sentait l’opulence épuré. Haute moquette de laine, mélange de design et de meubles de style, lourds rideaux, lit immense, tableaux d’art moderne. Je m’en étonnai car ça ne correspondait en rien au niveau de la clientèle d’en bas. Lucia riait franchement. « Ce n’est pas fait pour eux mon beau. Ici ce sont les maîtres, les grands patrons, les hauts politiques, les dignitaires dévoyés de l’Eglise, qui viennent prendre leur plaisir. L’entrée de ces boudoirs est bien plus discrète, elle se situe dans un immeuble aussi discret que très respectable… »
Nous nous sommes allongés sous des draps de soie. Je déteste les draps de soie alors je me suis allongé tout habillé en ôtant seulement mes boots. Ça a fait beaucoup rire Lucia qui, elle, s’est délestée de son armure de cuir pour ne garder que sa petite culotte. Ses seins m’émurent mais je repris le fil de mon histoire sans aller à leur rencontre. Afin de ne pas s’assoupir Lucia s’asseyait sur son céans et se calait dans la masse des oreillers. Je fis de même en profitant de la manœuvre pour me délester de mon jeans. Lucia m’aidait à me désincarcérer et de ses doigts légers elle effleurait la protubérance que je ne pouvais plus cacher. « J’aime que tu bandes pour moi… » se contenta-t-elle de me dire en croisant les bras sous sa belle poitrine. Nous étions deux gamins et nous ne nous occupions, pour une fois, que de nous, loin des combats perdus d’avance et inutiles. La nuit filait derrière les épais rideaux, seule la petite lampe de chevet veillait sur notre cocon. Je dévidais. Je buvais de grands verres d’eau. Je ne voulais rien omettre, aller jusqu’au bout pour mesurer si j’étais vraiment arrivé au bout de ma route. Je n’attendais pas de Lucia qu’elle me le dise, je ne la prenais pas à témoin, je me contentais de m’épuiser à dire, à déverser mon gravier en tas sans trop savoir quel serait son devenir. Lucia nous fit monter du café que l’on déposa devant notre porte. Elle se levait pour le récupérer. Face aux ondulations de ses hautes fesses fermes je la sifflais avec toute la vulgarité dont j’étais capable. Sans se départir de sa dignité elle ouvrait la porte, s’accroupissait pour récupérer le plateau et revenait vers moi avec une lenteur étudiée qui imprimait à ses seins une houle d’une sensualité hautaine, provocante, de celle qui déchaîne les démons, libère les fureurs. Lucia posait le plateau sur mes cuisses. « Enlève ta culotte ! » Elle s’exécutait. La vue de sa chatte, bien implantée, buisson ardent, m’apaisait. « Dans l’eau de la claire fontaine, elle se baignait toute nue, une saute de vent soudaine, jeta ses habits dans les nues, en détresse elle me fit signe pour la vêtir d’aller chercher des monceaux de feuilles de vignes, fleur de lys et fleurs d’orangers… » Lucia se glissais sous les draps de soie et nichait ses pieds sous mes cuisses. J’exultais !