Pasta e fagioli, j’adorais ! Lucia s’asseyait face à moi et me regardait manger sur la petite table de bois blanc. Elle m’avait servi un grand verre de vin. Nous restions silencieux. J’avais envie qu’elle reste avec moi et je le lui dis d’une manière détournée : « je vais lire toute la nuit car je n’ai pas envie de dormir… » Elle me sourit en se relevant « je vais te faire une marmite de café… » Lorsqu’elle se redressait j’aimais beaucoup sa manière de rejeter ses longs cheveux en arrière puis de les dégager de ses oreilles à pleine mains. Lucia n’était pas une beauté lisse, parfaite, mais altière, terriblement féline, prête à me protéger, à sortir ses griffes, à me défendre. Je la sentais tout à la fois mère, sœur et amante alors que nous n’avions fait que dormir ensemble. Ce corps à corps, qui n’avait rien eu de chaste, mais qui en était resté à une proximité ardente, me rassurait. Lorsqu’elle revint pieds-nus vêtue de son seul grand pull de laine je le lui dis. Comme mon lit de camp ne nous donnait guère d’espace nous nous installâmes l’un contre l’autre sur un vieux canapé profond et sommes toute confortable. Lucia avait tiré d’une grande armoire des oreillers et des couvertures ce qui nous donnait, installés ainsi, seulement éclairés par le trait dru d’une lampe de bureau, avec notre café à portée de mains, de bivouaquer. Si nos petits camarades nous avaient vus ainsi je suis persuadé qu’ils nous auraient accusés de déviationnisme petit bourgeois.
Je me plongeais dans Kaputt pour ne pas en ressortir. La douce chaleur de Lucia, le poids de sa tête sur mon épaule, le rythme de son cœur, ses pieds glacés, me tenait lieu de cordon ombilical. Ce livre est une sorte de voyage au bout de la nuit échevelé, où l’on passe, au cours d’un long périple au travers l’Europe Centrale, de la réalité à l’allégorie, sans que l’on puisse vraiment démêler le vrai du faux, d’ailleurs comme le dit dans la Peau le colonel américain Jack Hamilton « qu’importe si ce que Malaparte raconte est vrai ou faux. Ce qui importe c’est la façon dont il raconte. », où la barbarie est omniprésente, répétitive, banalisée. L’extermination totalitaire est avant tout une opération culturelle, ce sont les intellectuels qui ont préparé l’œuvre des bâtisseurs de camps, des gardiens et des exterminateurs. Lorsque Malaparte visite le ghetto de Varsovie et qu’il croise deux jeune filles qui se battent pour le gain d’une pomme de terre et que l’une d’elle s’enfuie avec son petit butin laissant l’autre « les yeux remplis de faim, de pudeur et de honte ». Elle lui sourit. Gêné il lui offre de l’argent qu’elle refuse en souriant. Malaparte fouille dans ses poches, trouve un cigare et lui tend : « la jeune fille me regarda d’un air hésitant, rougit et prit le cigare : mais je compris qu’elle ne l’avait accepté que pour me faire plaisir. Elle ne dit rien, elle ne me remercia même pas : elle s’éloigna sans se retourner, lentement, son cigare dans la main. De temps en temps, elle l’approchait de son visage pour en respirer l’odeur, comme si je lui avais donné une fleur. »
En lisant le tableau de Hans Franck le nouveau roi de Pologne, car chez Malaparte ce sont des tableaux qui se succèdent, ce tueur cultivé et raffiné, bon père de cinq enfants, bon catholique de Franconie, ancien boursier à l’Université de Rome, féru de la Renaissance, bon juriste, bourreau au visage bien rasé avec ses petits mains blanches où l’on ne retrouve aucune trace du sang de ses victimes, ces mains qui vont effleurer les touches de son piano sur lequel il vient d’interpréter, avant l’arrivée de ses invités, Prélude de Chopin, œuvre interdite comme toutes les œuvres musicales exaltant le sentiment national polonais, je pense à ce passage que j’avais lu dans les décombres du sinistre Lucien Rebatet « Je ne verrais aucun inconvénient, pour ma part, à ce qu’un grand virtuose musical du ghetto fût autorisé à venir jouer parmi les Aryens pour leur divertissement, comme les esclaves exotiques dans la vieille Rome. » Mais attention : « Si ce devait être le prétexte d’un empiètement, si minime fût-il, de cette abominable espèce sur nous, je fracasserais moi-même le premier des disques de Chopin et de Mozart par les merveilleux Horowitz et Menuhin. » Et Malaparte d’écrire « l’extrême complexité de sa nature… il parle de Franck… singulier mélange d’intelligence cruelle, de finesse et de vulgarité, de cynisme brutal et de sensibilité raffinée. Il y avait certainement en lui une zone obscure et profonde que je ne parvenais pas à explorer… un inaccessible enfer d’où montait de temps en temps quelque lueur fumeuse et fugace… »