Francesca s’affairait autour de nous avec grâce pendant que le grand homme monologuait en brassant beaucoup d’air et, avec son air cabotin, se tournant vers elle, les bras grands ouverts, d’abord il s’extasiait « Quel immense bonheur que le ciel m’est envoyé cette belle et douce enfant qui égaie mes jours... » ; puis il me prenait à témoin « Crois-moi sans elle je suis certain que j’en serais réduit à parler tout seul face au vide de ma vie... » ; enfin il l’appelait « Viens t’asseoir sur les genoux de ta vieille tante ma belle Francesca... » Celle-ci soupirait et s’exécutait. Le vieil homme lui caressait les cheveux en se laissant aller à un soudain accès de sincérité « Vois-tu Francesca, je n’ai été père qu’une seule fois, par accident, par paresse et lâcheté. Ce fut Marie. Trop occupé que j’étais à la contemplation de moi-même je l’ai laissé pousser loin de moi auprès de sa mère. C’était une fille comme toi, sincère et droite. Il a fallu que ce soit cet énergumène qui me fasse découvrir que je tenais à elle comme à la prunelle de mes yeux. Deux jeunes fous amoureux qui débarquent dans le fracas de mai. Quelques beaux jours, lumineux, pleins de l’espoir d’une jeunesse à nouveau ardente et solidaire. Eux deux ils étaient une île sur laquelle une vieille tapette prétentieuse comme moi retrouvait la lumière. Tu sais Francesca pour une peintre capter la lumière est essentiel. J’avoue que je me voyais déjà avec une nuée de petits enfants entre les jambes. Le vieil égoïste allait enfin sortir de son isolement hautain laisser parler son vieux cœur sec. Et puis ce fut ce que ce fut, bien plus qu’une déchirure, le sentiment d’être passé à côté de ma Marie, d’avoir gaspillé le seul trésor de ma vie. Restait lui, brisé en mille morceaux. Perdurer me dit-il, crever à petit feu pour ne plus jamais connaître le bonheur. Oublier, jamais ! Je ne sais Francesca s’il t’a raconté sa vie depuis que Marie nous a joué ce sale tour mais aujourd’hui ce petit con pourrait dire : j’arrête. Je reprends le cours de ma vie. Il est mon légataire universel alors qu’attend-il ? Francesca somme-le de t’épouser ! » Le grand homme éclatait de rire comme s’il s’en voulait soudain d’avoir entrouvert sa cuirasse.
Et de revenir sur la connerie de la Gauche Prolétarienne, de l’imbécillité congénitale d’Alain Geismar qui lors de son procès, poing levé, boudiné dans sa chemise écarlate, vilipendait « l’impérialisme américain » avant de faire l’éloge de la Chine de Mao « où les ouvriers depuis plus de vingt-ans on chassé les patrons et dirigent eux-mêmes les usines. » Même ce couard de Sartre n’est pas apparu au procès. Ce monsieur ne veut témoigner que devant les ouvriers de Billancourt. Calembredaines que tout ça, le 27 octobre place Bir-Hakeim, sur son tonneau il s’époumonera devant une poignée d’intellos rameutés par Godard et Maurice Clavel. Pure provocation, la CGT a raison, les gauchistes font le jeu de Marcellin tout heureux de les agiter comme des épouvantails à bourgeois apeurés. Même un type comme Foucault écrit n’importe quoi avec son mélange soi-disant détonant des voyous du lumpenprolétariat et des travailleurs. Oser écrire dans Esprit ce qu’il écrit a de quoi désespérer Billancourt. « Ce dont le capitalisme a peur depuis 1789, 1848, 1871, c’est de la sédition, de l’émeute : les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux, leurs fusils, qui sont près à l’action directe et violente... » C’est stupide : les émeutiers ça se réprime avec les armes, par le sang. Cette religion de la violence est la plus parfaite expression de l’irresponsabilité de ces petits bourgeois qui écrivent bien au chaud dans leur appartement. La violence armée n’est légitime que face à l’oppression d’un dictateur, d’une armée occupante, Foucault est un pleutre minable lorsqu’il ose déclarer « quand on apprend à ne pas aimer la violence, à ne pas vouloir la vengeance, à préférer à la lutte, on vous apprend quoi ? On vous apprend à préférer à la lutte sociale, la justice bourgeoise... » Si on lui volait son portefeuille le sieur Foucault irait sûrement sans rougir porter plainte au commissariat !
En entendant le grand homme la sommer de m’épouser Francesca était allé se pelotonner à l’extrémité du canapé d’où elle avait suivi sa péroraison d’un air perplexe. Les subtilités de l’extrême-gauche française lui apparaissaient sans doute tout aussi absconses que celle du MIR chilien. Alors que le grand homme reprenait son souffle elle revenait à ce qui en fait la préoccupait vraiment : « Ce que vous me demandez, cher père – elle l’appelait père – est impossible. Je suis mariée..
- À une ordure galonnée...
- Oui mais marié devant Dieu mon père !
- Allons Francesca Dieu s’en fout de votre lien. Vous pouvez le rompre à votre guise ! Et puis, vous êtes ici sous une nouvelle identité donc...
- Non père je ne puis m’engager sans avoir réglé mes comptes avec lui...
- Avec Dieu ?
- Non avec Juan Manuel mon mari...
- Et comment allez-vous régler vos comptes Francesca ?
- Je ne sais pas père mais pour l’instant je n’ai nulle envie d’encombrer la vie de qui que ce soit. Je vais essayer de vivre la mienne au mieux. Vous me comprenez j’en suis sûr...
Désarçonné, le grand homme changeait de pied.
- Et ce grand couillon, lui, part en Italie... Vous voulez ma mort mes enfants...