Le printemps venait enfin d’inviter le soleil et celui-ci s’engouffrait comme un feu follet par la fenêtre de notre tanière pour jeter sur la longue chevelure blonde de Karen de la poudre d’or. Mon moral en berne s’était mué, dès nos premiers transports violents et assouvis, en une euphorie rebelle. Karen se révélait une partenaire insatiable tant au plan sexuel que de la confrontation dialectique. Avec elle, même durant nos ébats les plus frénétiques, les questions essentielles fusaient, impitoyables. Aborder la nécessité de la révolution permanente, chère à Trotski et Bakounine, alors qu’elle me chevauchait, altière, allant et venant avec volupté, que le spectacle de ses seins noyés dans les flots de ses cheveux me transformait en un boyard lubrique, me demandait des efforts qui me lessivaient plus encore que la fourniture de ma semence. Nous échangions en anglais. Couverts de sueur, alors que je tenais à pleine mains ses fesses fermes, Karen me confiait que sa vie ne pouvait être que celle d’une révolutionnaire professionnelle pourrissant la plupart du temps dans les geôles glaciales des porcs. Elle se décrivait enchaînée pour des travaux forcés, ce qui décuplait mes envies de knout et de foutre. Je lui confiais pourtant d’une voix essoufflée mon absolument admiration pour sa longue marche vers la perfection radicale. Ma libido s’en trouvait renforcée car ce petit jeu, où je devais m’extirper de la violence de mes pulsions, me transformait en marathonien du sexe. Quoi de plus efficace pour se réfréner que d’aborder en pleine fornication la thèse de Régis Debray et de Che Guevara selon laquelle « si le prolétariat n’est pas assez prêt ou mûr, l’avant-garde doit se mettre à la place des masses. » Rien, sauf le summum, au bord de l‘extase, de la petite mort, se voir dans l’obligation, alors que votre bien-aimée, juste avant d’entrer dans les désordres de la jouissance, vous a sommé de prendre parti sur la légitimité de la violence, se mouler corps et âme dans le précepte de Frantz Fanon selon lequel toute violence exercée par les damnés de la terre, les opprimés de toutes les couleurs est légitime. Dégoupiller une grenade, alors que l’explosion monte en vous, la balancer sur les tyrans et les oppresseurs, en contemplant le lever de bassin de Karen, sa projection implorante, son retour à sa langue maternelle pour proférer des mots durs, me faisait chavirer dans la forme la plus aboutie de la dictature machiste.
Grâce au traitement de Karen je retrouvai le goût de nos manifs, de nos sit-in, de nos occupations de bâtiments universitaires et parfois de l’érection de barricades. Tout ça pour délimiter un périmètre au centre duquel notre leader charismatique, Sacha, juché sur une caisse à savon, vilipendait « les vils laquais américains du soi-disant gouvernement de Bonn de blanchir le passé nazi allemand par le biais du consumérisme et de convertir la génération d’Auschwitz en un troupeau de gros moutons obnubilés par des réfrigérateurs, téléviseurs et Mercédès neufs. » Cet après-midi là, en dépit des confidences inquiétantes d’un flic qui couchait avec Magda un fraülen révolutionnaire, selon laquelle Sacha serait cette fois-ci embarqué, nous nous étions assemblés sur la pelouse sacrée de l’Université libre. L’inégalité des forces en présence était patente et la qualité et la quantité des munitions révélatrices de notre incapacité à traduire notre discours belliqueux en actes. Sacha tenait une forme olympique crachant son mépris et sa haine sur cette Amérique pilonnant les villes du vaillant Vietnam, empoisonnant les moissons des rizières des courageux paysans, napalmisant la jungle. Il en appelait à un nouveau tribunal de Nuremberg pour les dirigeants US afin qu’ils comparaissent pour génocide et crimes contre l’humanité. Il vilipendait le shah et sa Savak, les colonels grecs financés par la CIA, « l’Etat fantoche américanisé d’Israël ». Il adressait son salut fraternel à nos frères activistes de Paris, Rome, Madrid et aux courageux étudiants de Berkeley et de Washington « qui avaient ouvert la voie que nous empruntions tous ». Rien ne le ferait taire ! Nous ne serions plus des enfants sages. Nous avions retenus la leçon de nos parents muets sous les nazis. Et pendant ce temps-là le cercle se resserrait sur nous. Les casqués frappaient sur leurs boucliers avec leurs matraques. Les premières bombes lacrymogènes fusaient. Sacha imperturbable continuait de laïusser. Les canons à eau entraient en action. Pleurant, toussant, les premières lignes s’effilochaient. Le martèlement des sabots des chevaux paniquaient les étudiants. La débandade, les matraques qui cognaient. La masse des uniformes maronnasses nous engluait. Dans un ultime effort, protégé par le Viking armé lui d’une batte de base-ball, j’exfiltrais Sacha sur mes épaules.
Vous dire ce qui s’était passé ensuite m’est difficile car j’ai du mal à retracer le fil des évènements. Tout ce dont je me souviens c’est qu’une fois Sacha porté en lieu sûr, je me suis fait alpaguer par la meute policière, rouer de coups de matraques et propulser dans un fourgon où j’ai perdu connaissance. La cellule, comme toutes les cellules du monde, puait la pisse, les excréments et le vomi. Dès mon premier interrogatoire, mon statut de gaulois, me valait un traitement de faveur de la part de mes petits camarades ouest-allemands. Par souci esthétique pas touche à mon portrait mais pour le reste tout y passait avec un raffinement sadique. J’affrontais pour la première fois la torture. Ils me ramenaient périodiquement dans ma cellule pour que j’aie le temps de méditer. Procédure classique pour mettre à mal les dernières défenses psychologiques. Ce qui m’incommodait le plus c’était ma propre pestilence. Saoulé de coups je ne ressentais plus rien. Mon absence de papiers d’identité me permettait de bien jouer mon rôle de pauvre étudiant pacifiste. Les bourres, en dépit de leur traitement de faveur, ne m’apparaissaient pas vraiment soucieux de me faire avouer où se trouvait la planque de Sacha qu’ils devaient sans nul doute connaître. Je bénéficiais de leur part d’une forme maîtrisée d’attendrisseur. Ils me préparaient en n’étant que des comparses minables et je crois que c’était ce statut qui les rendait si féroces. Le matin de mon troisième jour de détention, un teuton faciès nazi en blouse blanche me convoyait jusqu’à l’infirmerie où une teutonne faciès nazi en blouse blanche me calfatait tant bien que mal. Ensuite j’eus droit à une douche puis au barbier puis à un petit déjeuner teuton dans une sorte de réfectoire empestant le crésyl. Alors que j’avalais leur jus de chaussette un grand échalas, cheveux blond roux en brosse, blouson d’aviateur, Ray Ban, sourire étincelant, me tendait sa large main couverte d’un duvet frisotant « Bob Dole ! »