« Tiens mon beau papa-gâteau, en allant acheter mes magasines de nanas j’ai trouvé ce bouquin pour toi... » Du fond de son grand cabas de fille, insondable gouffre où elle enfouissait tout ce que nécessite la vie d’une femme au quotidien, Jasmine retirait un livre à la jaquette noire. Sous le nom de l’auteur, un patronyme me fit l’effet d’un électrochoc : Markovic. Ma colère rentrée contre les rouleurs de caisse se transformait en un tête à queue brutal qui me projetait dans l’un des nœuds caché de mon récit. L’auteur, Francis Zamponi, au nom quasi-prédestiné, affichait la couleur : 69, année politique. Face à mon désarroi Jasmine s’inquiétait « ça va ? » Je lui serrais fort l’avant-bras « oui, bien sûr que ça va... » Elle sursautait « ça n’en a pas l’air, ta main est glacée... et tu es blanc comme un linge... » J’accrochai un maigre sourire sur mes lèvres pour la convaincre du contraire. « Tu le connais ce Zamponi ? » Je soupirai « pas vraiment, c’est sans doute un ancien des RG, mais je suis certain que ce dont il parle dans son bouquin touche de près à mon histoire... » Jasmine me tirait jusqu’au bar et me commandait un Cognac. Elle me questionnait inquiète « tu crois qu’il parle de toi dans son livre ? » Je la rassurai « ne t’en fais pas petit cœur, tout ça c’est de l’histoire ancienne qui n’intéresse plus personne et, de toute façon, je n’ai pas trempé dans l’affaire Markovic ». Alléchés par ce qu’ils croyaient être un début d’embrouille entre Jasmine et moi les trois petits mecs s’accrochaient à nous comme des morpions en venant se planter devant le bar.
J’aurais pu leur en donner pour leur argent, leur foutre la trouille de leur vie en passant un petit coup de fil à un vieux collègue officiant à la PAF d’Orly pour qu’il les fasse appeler pour une petite fouille au corps, mais c’eut été petit et mesquin, le jeu n’en valait vraiment pas la chandelle. Le cognac, une mixture colorée au caramel, me brulait la gueule. En les toisant avec mépris j’entraînai Jasmine jusqu’à une table proche pour qu’elle s’asseye. « L’affaire Markovic c’est de la merde mon petit cœur, c’est l’exemple même du coup tordu dont raffolaient certains milieux barbouzards gravitant dans les soupentes du régime. Ses instigateurs voulaient barrer la route de l’Elysée à Pompidou. Viansson-Ponté dans son histoire de la République gaullienne écrira que « l’ennemi appartient à la famille, tapi dans l’obscurité, manipulant les cartes et truquant la partie. » Pompidou a tenu bon mais il savait, ou croyait savoir d’où les coups venaient. « Capitant par bêtise, Vallon par méchanceté et Couve a laissé faire. » avait-il confié à son ami Michel Bolloré avec son art de la formule choc. Dans son livre « Pour rétablir la vérité » Pompidou écrira « Ni place Vendôme, chez Capitant, ni à Matignon chez M. Couve de Murville, ni à l’Elysée, il n’y a eu la moindre réaction d’homme d’honneur. » Moi bien sûr, à cette époque-là, je n’étais qu’un petit flic miteux de banlieue mais, par la suite, par la grâce de la mère de Chloé, mon protecteur à l’Elysée, ce très cher Secrétaire-Général qui m’a propulsé là où je suis, savait. Et Pompidou savait qu’il savait. Un biographe du jeune loup Chirac l’affirmait « on sait que Georges Pompidou à toujours gardé sur lui, dans son portefeuille et écrite à la main, la liste de ceux qui, selon lui, avaient eu une responsabilité dans cette odieuse calomnie ». D’après lui trois noms, dont celui du Secrétaire-Général de l’Elysée. »
Jasmine me contemplait avec une petite pointe d’angoisse dans le regard « Donc toi tu sais... » Je soupirais « je sais ce que j’ai lu dans les notes manuscrites que j’ai eu entre les mains. C’est ce qui m’a valu de faire un long séjour à Ste Anne pour échapper aux griffes d’un protagoniste dont le nom n’a jamais été cité dans cette affaire... » Toujours inquiète Jasmine me pressait « tu crois que ce Zamponi va révéler ce nom ? » Je la rassurais en lui souriant « non, ce type est un deuxième couteau qui ne sait que ce que la Grande Maison savait, presque rien, donc je ne risque rien. Mon problème, si tant est que ce fusse un problème, c’est que ne sais pas si moi j’aurai le courage ou la connerie de coucher ce nom dans mes écrits... » Jasmine avait alors ce cri du cœur « surtout que maintenant tu vas être père... » qui me faisait fondre. De nouveau je la rassurais « Même si je révélais ce nom je ne risquerais rien, sauf un procès de la part de ses rejetons qui, aujourd’hui encore, sont des membres connus de la majorité présidentielle. Ce qui me retient est plus intime... » « Chloé... » J’opinais. « Dès que nous serons arrivés dans notre tanière corse je prendrai mon courage à deux mains et je jetterai tout sur le papier. Tu liras et nous déciderons. » Jasmine rayonnait « j’aime ce nous... » Je posai mes mains sur son gros ventre « lui y compris... » Le rire haut de Jasmine fit sursauter le trio des rouleurs qui vraiment ne comprenaient plus rien au film.