Si le bel Albin, très préoccupé du confort de Chloé qu’il plaçait face à lui dans l’avion, avait pu lire dans mes pensées lorsque je m’installais à mon tour dans le confortable fauteuil de cuir gris perle du Mystère 20, sa superbe se serait sans doute muée en stupéfaction. Bien évidemment c’était mon premier vol dans cette belle aéronef conçue par Marcel Bloch dit Dassault, comme le dénommait mes sympathiques collègues des RG dont l’antisémitisme faisait bon ménage avec leur aversion des bougnoules et leur grande admiration pour l’efficacité israélienne dans son conflit avec les pays arabes. L’intérieur du biréacteur se révélait vraiment très classe, et comme d’emblée on s’y sentait en sécurité une forme de convivialité s’établissait entre les passagers des quatre sièges, placés deux à deux et face à face de chaque côté du couloir. Les six autres sièges, semblaient relégués dans une zone inférieure dans la mesure où ils étaient placés, eux, en rang d’oignons. Le commandant de bord et son second avaient accueilli le Ministre en bas de la coupée de l’avion. Nous étions installés ainsi : le Ministre faisait face à Chloé, moi au chef de cabinet et les autres à l'arrière : une saine et salubre ségrégation. Se rendre à Château-Bougon avec un Mystère 20, qui volait à Mach 0,8, était un vrai luxe. Pour moi, ce retour sur ma ville de Nantes, je n’y avais plus jamais remis les pieds depuis mon départ avec Sylvie Brejoux du quai 4 de la gare en septembre 68, me recollait à un passé douloureux. J’avais alors vingt ans et je m’enfonçais ce soir-là dans une vie que je voulais ordinaire. Tout le bel édifice de mes rêves de gosse s’évanouissait. J’enfouissais Marie sous une chape de médiocrité. Je voulais être un gris parmi les gris pour me punir d’être encore en vie.
Chloé en dépit de l’extrême sollicitude du Ministre, tout en jouant le jeu du badinage, me couvait d’un regard tendre. Nul besoin pour elle de paroles, j’étais sous sa haute protection car elle me savait en péril. Sa volonté de m’accompagner à Nantes relevait de .cette prescience de la louve, rassemblant ses petits face à l'imminence d'une menace, qui marque la réelle supériorité des femelles sur notre sexe dit fort. Elle ne pouvait me laisser affronter seul le champ de mines de mes souvenirs. Le steward sitôt le décollage nous servait des rafraîchissements. Moi, loin de broyer du noir comme le craignait ma compagne, je ne pouvais m’empêcher de penser que ce bel avion, joyau civil issu des solutions techniques développées dans le domaine militaire, avait été produit en coopération avec Sud-Aviation. Bouguenais, le noyau dur des grévistes de 68, les purs et durs, ceux qui voulaient vraiment gripper la mécanique pour que les politiques ramassent le pouvoir comme un fruit mûr. Et moi, le révolutionnaire d’opérette, qui les avais côtoyés au sein du Comité de grève je me gobergeais, bien assis dans un moelleux fauteuil, un verre de gin tonic à la main, aux côtés d’une des étoiles montantes du pouvoir. C’était une forme d’obscénité absolue, comme si je leur chiais dessus. Au lieu de me sentir mal à l’aise je savourais la situation. Ce que je faisais depuis des mois était dépourvu de sens mais, si je le souhaitais, à tout moment je pouvais faire éclater une bordée de scandales qui mettraient à mal le pouvoir ; bien plus sûrement que ne le feraient les escarbilles des délirants de la GP. Ma jubilation intérieure, que j’avais du mal à réprimer, tenait au fait que je n’avais aucune envie de mettre à jour les turpitudes des officines ou des barbouzes dans lesquelles je me complaisais. L’important pour moi était de durer sans me soucier de justifications d’une quelconque nature. Mon amoralité me comblait.
Lorsque nous avons atterris, et que je me suis vu dans cette campagne pleine de haies, de vaches et de maisons basses, un soudain découragement m’est soudain tombé sur les épaules. Comme toujours avec moi c’est dans les moments où je me trouve au fond du trou que me viennent des idées les plus saugrenues. Dans la voiture qui nous menait à la Préfecture, afin d’occulter le défilement d’un paysage trop connu, je me laissais aller à une forme de rêve éveillé mais tel un .toutou de compagnie qui se souvient qu'il est né chien chasse, à l’instant où nous nous engagions sur le Cours des 50 Otages, je demandais au chauffeur de stopper pour me laisser descendre car il me fallait, lui disais-je, comme si ma vie en dépendait, aller manger un sandwich au Conti. Stupéfait par une requête aussi loufoque il obtempérait semant la zizanie dans le cortège officiel précédé de deux motards. Sitôt descendu, j’enfilai la rue d’Orléans à grandes enjambées sans même jeter un regard en direction des voitures officielles qui reprenaient leur progression dans un concert de deux tons. Je me ruais vers la Place Royale comme si elle risquait d’avoir été engloutie, elle aussi, dans le trou sans fond de mes rêves de belle vie avec Marie. Cette place Royale dont nous voulions rayer le nom le 24 mai 1968, pour la rebaptiser place du Peuple. Oui, pendant que les tracteurs tournaient autour de la fontaine de cette place encore Royale, j'étais de ceux qui, installés dans la verrière de la terrasse du Continental, prêchaient la bonne parole. Comme je n'avais rien dans le ventre depuis mon café du matin, mes yeux se brouillaient, je me sentais à la limite de l'évanouissement. Une belle main se posait sur mon bras, sa belle main. Une belle voix me disait « Vous devez avoir faim...», sa belle voix qui ajoutait « c'est un sandwich au saucisson sec comme vous les aimez... » Elle riait de mon étonnement. Je m'extasiais de son voussoiement. Je la contemplais telle une apparition. Elle n'était pas belle, elle était plus que belle, incomparable. Une légère coquetterie dans l'œil, des cheveux longs et soyeux qui s'épandaient sur ses épaules nues et, tout autour d'elle, un halo de sérénité. « Mangez ! » J’avais obéis. La bouche pleine je la complimentais. « Je l’ai fait pour vous ». Marie ! Marie ! Marie ! T'es chiante de m'avoir planté dans cette putain de vie où t'es pas... Un garçon du Conti, toujours sanglé dans un grand tablier blanc, me dévisageait sans aucune anémité. J'en avais rien à branler, ici, au Conti, j'étais là où Marie avait empli ma vie pour de bon.