Les places des capitales, Tahrir au Caire, le Maïdan place de l’Indépendance à Kiev sont devenues le cœur des soubresauts des révolutions où le peuple, plus ou moins infiltré par des émeutiers de groupes extrêmes dit de gauche ou de droite, religieux ou politiques, engage une résistance, qui se veut pacifique, entrainant le cycle infernal de la répression des forces policières. Maintenir l’ordre, quel ordre ? Il est bien difficile de dénouer les fils, d’informer lorsque les prises de parole ne proviennent que du camp des opposants ou des officiels. Les journalistes réfugiés dans les hôtels sont à la remorque, harcelés par leur rédaction, surtout celles des chaînes d’infos permanentes, pour fournir des réponses à des questions qui n’en sont pas. Seuls quelques photographes, plus mobiles, plus casse-cou, se mêlent à la foule des manifestants et peuvent, là où ils sont, saisir sur le vif une partie de la réalité de la situation. Alors sur les plateaux les grands spécialistes de l’Ukraine dévident leur savoir, nous assènent leur interprétation en fonction de leur propre histoire qui les a reliés ou non à un engagement aux côtés des communistes ou du camp que ceux-ci qualifiaient avec mépris de l’impérialisme. Le pékin moyen face à sa télé n’y comprend rien, il compte les morts, s’indigne avec BHL, tombe à bras raccourci sur la frilosité de l’Union Européenne. Ce qui manque à tous c’est de resituer ce soubresaut dans l’Histoire de ce pays qui fut doté dès le IXe siècle d’un Etat la Rous kiévienne, autour de la ville de Kiev. C’était alors le plus grand et le plus puissant des Etats d’Europe, stratégiquement placé à un important carrefour commercial, qui prospéra pendant trois siècles, avant de se dissoudre sous le double effet de luttes intestines de successions et de l’essor de l’empire mongol. L’Ukraine fut au cœur des luttes d’influence et de constitution des grands ensembles européens avant qu’une partie de son territoire, à partir du XVIIIe siècle, fut intégré à l’empire tzariste et l’autre au royaume de Pologne.
A partir du XVIIIe siècle, une partie de l’Ukraine actuelle se trouve intégrée à l’empire tsariste russe et soumise à une russification, une autre partie devenant polonaise. De ce joug les ukrainiens chercheront toujours à se défaire et même si les soubresauts de la révolution d’Octobre 1917 permettront la naissance d’une éphémère république ukrainienne, suivie d’une guerre civile, de famines catastrophiques dans les années 20 et 30, Staline éliminera l’intelligentsia ukrainienne. La Seconde Guerre mondiale, qui coûta à l’Ukraine plusieurs millions de vies, verra une partie des Ukrainiens accepter de s’allier avec le diable. Lorsque les troupes du Reich pénètrent en territoire ukrainien, après la rupture du pacte germano-soviétique, elles sont accueillies en libératrices. « Le droit pour l’Ukraine à disposer d’elle-même devint l’un des leitmotivs de la propagande hitlérienne. Engagement purement tactique et circonstanciel, on le sait, car lorsque les troupes allemandes envahirent l’Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale, elles se livrèrent à des exactions telles que, rapidement, la satisfaction d’avoir secoué le joug soviétique fit place à un esprit de révolte contre l’occupant.
Le 25 avril 1942, Goebbels constatera dans son journal : " Au début, la population de l’Ukraine était plus que portée à reconnaître dans le Führer le libérateur de l’Europe et accueillit à bras ouverts les forces allemandes. Tout cela changea complètement après quelques mois. Nous frappâmes très sévèrement les Russes, et spécialement les Ukrainiens avec notre système de domination. Frapper à la tête n’est pas toujours un argument convaincant, spécialement en ce qui concerne les Ukrainiens.” » écrit l’historien Éric Roussel dans la préface à la réédition de l’ouvrage «Ukraine, le fantôme de l’Europe», parut avant la 2d guerre, de l’historien-collabo Jacques Benoist-Méchin. De très nombreux Ukrainiens collaboreront avec l’occupant nazi, y compris au sein des unités de SS, et se rendre coupables ou complices d’abominables crimes de guerre. Leurs héritiers du parti d’extrême droite Svoboda, dont on voit beaucoup flotter le drapeau sur le Maïdan à Kiev, revendiquent le passé collaborationniste avec les nazis et ils ont commémoré le 70e anniversaire de la création de la division SS Halychyna, désormais 1ère division ukrainienne, qui a combattu dans les rangs des Allemands lors de la bataille de Brody en juillet 1944). »
Adeline m’écoutait. J’allais rechercher dans mes piles de livres «Les Bienveillantes» de Jonathan Littell. Je le feuilletais. J’avais noté au crayon dans la marge une réflexion de Daniel Cohn-Bendit « En entrant en Ukraine avec la Wehrmacht, c'est une plongée dans l'horreur. J'ai jeté le livre trois fois contre le mur, je n'en pouvais plus. Pour le lecteur, c'est horrible… » et celle de l’auteur « Le nazisme, c'est une possibilité de l'humain, on est tous concernés par ça. Je trouve assez curieux que cette idée qui semblait tellement claire à l'époque se soit perdue après. Ça s'est crispé, les Allemands d'un côté, les Juifs de l'autre. Alors qu'il n'y a pas que les Allemands d'un côté, il y a tous les Européens. Il n'y a pas que les Juifs de l'autre, il y a toutes les autres catégories qui ont été exterminées. Les Juifs effectivement de manière privilégiée, mais aussi les Tsiganes, les homosexuels, les tuberculeux polonais, les malades mentaux allemands les tout premiers, deux ans avant les Juifs. L'autre grande obsession d’Hitler, ce sont les Russes. Il a tiré l'Allemagne dans ce qu'on ne devait jamais faire, une guerre sur deux fronts, une guerre avec l'Union soviétique, une guerre d'extermination, un Vernichtungskrieg. C'est conçu comme ça dès le départ, avec des plans écrits du bureau de Göring, qui prévoit l'extermination d'entre 36 et 51 millions de Soviétiques. C'est beaucoup de gens. On ne peut pas dire que l'obsession allemande se réduisait aux Juifs. » Je lisais à haute voix :
« Plus haut dans le parc, surveillées par des soldats, des vieilles femmes décrochaient un pendu. Au moins, pensais-je en voyant cela, ces Russes que nous pendons ont des mères pour essuyer la sueur du front, leur fermer les yeux, leur replier les bras et les enterrer avec tendresse. Je songeais à tous ces Juifs aux yeux encore ouverts sous la terre du ravin de Kiev : nous les avions privés de la vie mais aussi de cette tendresse, car avec eux nous avions tués leurs mères et leurs femmes et leurs sœurs, et n’avions laissés personne pour porter le deuil. Leur sort c’avait été l’amertume d’une fosse commune, leur festin de funérailles la riche terre d’Ukraine emplissant leurs bouches, leur seul Kaddish, le sifflement du vent sur la steppe. Et le même sort se tramait pour leurs coreligionnaires de Kharkov. »