Dimanche dernier nous nous sommes couchés de bonne heure car la veille nous avions fait une fiesta d’enfer dans l’un de nos terriers favoris. Nous sommes allés voter puis nous avons tiré les écoutilles, seuls les hiérarques socialistes espéraient éviter la branlée. C’était gros comme une maison. Ma seule réponse lundi matin, à ceux qui m’interrogeaient sur la suite des évènements, c’était un laconique « père pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.- Luc XXIII, 34. » Panique à bord du cargo vide de la rue de Solférino et sous les ors des palais républicains. Blêmes ils étaient les petites éminences. Le long séjour du PS dans l’opposition, après la déroute du père Jospin le 21 avril 2002, a accentué plus encore sa dérive vers un gros parti de notables, d’élus locaux auxquels s’agrègent des aspirants à l’élection qui forment de lourdes grappes laissant accroire à tout ce petit monde qu’ils détiennent le pouvoir. Que dalle ! Nada, illusion. Ça va déménager et les répliques du séisme n’ont pas fini de lézarder le conglomérat qui n’a même plus d’éléphant, sauf Fabius, pour lui sauver la mise. Le remaniement fera pschitt ! C’est la fin d’un cycle. En face, ils se contenteront d’engranger. Quant aux bas du Front, plus la vague des soi-disant déçus s’enflera, et elle sera haute aux européennes, plus leurs chances de porter la Marine aux manettes s’amenuisera. C’est la logique des blocs qui se forment, se déforment, mais restent dominants.
Loin de broyer du noir ma vitalité s’en retrouvait renforcée. Adeline me couvait comme si j’étais un oisillon et je reprenais le fil de mon équipée avec Chloé dans le Berlin de la guerre froide.
Nous nous documentâmes sur ce quartier populaire, inclus dans le secteur américain, et qui recélait deux caractéristiques intéressantes pour nous : la présence au sud de l’aéroport de Tempelhof – celui du pont aérien de 1948–49 ravitaillant Berlin-Ouest lors du blocus grâce aux Rosinenbomber – et celle, au nord, de Check-point Charlie donnant accès au secteur soviétique. L’aérogare de Tempelhof nous fascina par son avant-gardisme, en comparaison celle d’Orly semblait bien provinciale avec sa façade plate de HLM. Ici, sur plusieurs niveaux, le bâtiment principal semi-circulaire de 1230 mètres de long, réalisé sous le 3ième Reich, impressionnait par sa fonctionnalité et sa démesure. Alors que nous nous extasions dans l’immense hall, un gros bonhomme, caricature du Bavarois buveur de bière, nous abordait, avec un air de contentement, pour faire savoir à ces petits français impressionnés que ce bâtiment était le 3e plus grand au monde par sa surface au sol après le Pentagone et le palais du génie des Carpates à Bucarest.
- Et si je lui répondais : salaud de nazi, tu crois que je ferais mouche ? me susurrait Chloé à l’oreille.
- Normal c’est un flic lui répondais-je en affichant un large sourire Gibbs.
Le gros type adipeux était sans aucun doute le premier pion de notre comité d’accueil. Il nous proposait ses services que nous refusâmes en prétextant que notre excellente connaissance de Berlin. Nous nous débarrassâmes de lui avec difficulté car manifestement la plastique de ma compagne attisait le feu de ses vieilles gonades. Je jouai le tout pour le tout en lui demandant carrément où il avait servi lors de son long séjour en France au temps du petit père Adolf. Effet immédiat, il vira au rouge et nous laissa en plan. Dans le métro qui nous emmenait vers le centre du quartier de Kreutzberg je confiais à Chloé ma crainte d’être la victime d’une manipulation. Elle éclata de son rire cascadant « C’est évident que tu n’es plus ici maître du jeu. Je croyais que tu l’avais compris : dans ce putain de Berlin ce qui compte pour les américains ce ne sont pas ces petits connards que nous allons rencontrer mais les communistes est-allemands de l’autre côté du mur. Marcellin t’envoie dans cette pétaudière pour savoir où se trouve la menace réelle, pour identifier quels sont les éléments qui sont entre les mains de Moscou. Quel jeu joue nos soi-disant alliés. La guerre froide c’est cela mon tout beau. Fini de jouer solo mon coco, ici c’est la cour des Grands. »
En retrouvant l’air libre en plein quartier de Kreutzberg nous pûmes vérifier que la zone de chalandise de nos petits camarades étudiants ne respirait guère l’opulence renaissante de l’Allemagne de l’Ouest car elle se composait essentiellement d’usines bombardées, de gares désaffectées, d’HLM trop proches du mur pour séduire les promoteurs et elle était cernée de bidonvilles turcs empestant la fumée de charbon de bois et le suif de mouton rôti. Nous rôdaillâmes dans des cafés peuplés d’une faune fumant du shit sous des drapeaux du Viêt-Cong et des photos de Mao et d’Hô Chi Minh. L’évocation du nom de Sacha auprès des camarades ne nous attira que des sourires vagues ou même une forme d’hostilité sourde. Fatigués nous échouâmes dans une sorte de club en sous-sol où un guitariste en keffieh palestinien jouait vaguement du Joan Baez sous les regards indifférents de quelques corps indistincts vautrés sur des matelas jetés à même le sol. Certains se pelotaient sans enthousiasme pendant qu’une fille dans un coin allaitait un moutard roussâtre. Venant de je ne sais où un charmant Suédois efféminé nous tendait deux canettes de bière. Nous nous posâmes sous un drap tendu sur lequel une main malhabile avait peint des slogans contre la bombe à neutrons.
Olof, le suédois, gérant de ce club communautaire, se roulait un joint tout en s’enquérait de notre situation. Notre réponse « Nous cherchons Sacha... lui tirait un mince sourire :
- Je crois qu’il loge dans un grand entrepôt avec ses camarades du « Centre de la Paix ». C’est une communauté. Ici presque tout le monde vit en communauté. Vous devez avoir faim. Je vais vous conduire dans un restaurant à kebabs ... »
Nous tétions nos bières et nous le suivions dans un lacis de ruelles sombres jusqu’à un appentis couvert de tôles. « C’est chez Mustapha, l’agneau y est délicieux vous verrez. » Pendant que nous nous restaurions Olof, toujours aussi obligeant, nous dessinait sur une feuille de carnet le plan qui nous permettrait de nous rendre jusqu’à la tanière de Sacha. Le thé à la pomme avait plutôt un goût de serpillière mais, après notre journée d’errance, la perspective de nous poser en un lieu hospitalier nous le faisait apprécier bien mieux qu’un Earl Grey de chez Mariage. Je réglais l’addition avec mes dollars pour le plus grand plaisir de Mustapha le patron qui, pour nous remercier, nous enveloppait des halvas dans du papier journal. Avant de nous quitter Olaf murmurait quelques mots à l’oreille de Chloé qui opinait en souriant.
La nuit tombait. Le suivi du plan d’Olaf nous conduisait jusqu’à un canal dont les eaux noires reflétaient les auréoles jaunasses de gros projecteurs juchés sur des miradors qui s’alignaient, à intervalles réguliers, sur la berge d’en face. Soudain sur notre gauche, alors que nous nous engagions sur le chemin de halage plein de fondrières, surgissait une vedette de la police truffée de mitrailleuses. Son projecteur puissant nous enveloppait l’espace d’un court instant avant de continuer sa course sur les murs de briques des usines éventrées. Nous n’étions pas très rassurés. Chloé me tirait par la manche « Je crois qu’il nous faut prendre cette rue, là... en pointant le doigt vers une ruelle aux pavés disjoints.
- Que te voulait Olaf ?
Ma question hors de propos lui tirait un rire nerveux. « Coucher avec moi mon grand... ça m’a l’air d’être le sport national ici...
Face à nous, tel un décor de cinéma, sous le halo blafard de rares lampadaires se dressait une muraille de parpaings grisaillou couronnés d’un buisson de barbelés rouillés, haute d’au moins 6 mètres. Transis, bras ballants, nous restâmes plantés face à elle pendant une poignée de minutes sans même entendre les pas de deux flics dans notre dos.
« Vous n’avez jamais vu le Mur ? »