Le commandant de bord nous avait annoncé dès notre départ que la distance de vol entre Paris et Venise était d’environ 524 miles soit 843 kms et des poussières, et qu’il nous faudrait compter sur 1 heure 38 minutes de voyage pour atteindre l’aéroport Marco-Polo. Après le champagne notre charmante hôtesse dressa la table et nous servit une collation. Antoine y toucha à peine, il attendait son heure armé d’un petit sourire. J’avais remarqué dès le départ qu’il tenait à la main un livre sur la jaquette duquel trônait une jeune vache pie noire dans un décor de papier vert d’eau très bucolique, « Laitier de nuit » d’Andrei Kourkov. J’avais lu son désopilant best-seller « Le Pingouin » qui racontait l’histoire, à Kiev, de Victor Zolotarev, un journaliste sans emploi et de son pingouin Micha rescapé du zoo de la ville en pleine débine. Tous deux tentaient péniblement de survivre, entre la baignoire et le frigidaire de l'appartement. C’est alors que le patron d'un grand quotidien offrit à Victor d'écrire les nécrologies - les « petites croix » - de personnalités bien portantes. Bien évidemment, Victor s’empressait d’accepter ce job tranquille et bien payé. Mais comme à Kiev la vie est loin d’être un long fleuve tranquille, un beau jour, les fameuses « petites croix » se mettaient à passer l’arme à gauche, de plus en plus nombreuses et à une vitesse alarmante. Victor et son pingouin neurasthénique se trouvaient alors plongé dans la tourmente d’un monde impitoyable et sans règles, celui d’une république de l’ancien empire soviétique. Antoine, je le savais, allait me faire le coup de la lecture. Avant qu’il n’ait le temps de me placer, avec son air de ne pas y toucher, « tu connais Andreï Kourkov ? » je lui avais débité mon petit résumé de l’œuvre maîtresse de ce russe polyglotte vivant à Kiev. Beau joueur Antoine me félicita, avec une pointe d’ironie, pour mon érudition, en ajoutant à l’attention de Gabrielle « c’est pour ça qu’à la grande maison ils ne peuvent pas le piffer, il est riche et cultivé… »
Antoine ouvrit avec soin le livre de Kourkov, il fait tout avec soin Antoine, et entama son petit numéro bien rodé. « Nous sommes à l’aéroport de Bérispol, un matin. » Il nous précisait que c’était l’aéroport de Kiev. « Un maître-chien, Dmitri Kovalenko, employé des douanes inspectait avec son berger Chamil les rangées de bagages enregistrés, en fredonnant une chanson inepte. Chamil reniflait les valises et les sacs depuis quatre heures du matin. Après trois heures de boulot le clebs fatiguait… » Antoine chaussait d’élégantes d’écailles et citait « Ce matin-là, comme par un fait exprès, les passagers aériens se révélaient étonnement respectueux de la loi. Aucune trace de drogue dans leurs bagages. Or le chien avait grande envie de faire plaisir à son maître qui, à voir son regard, ne semblait pas connaître le sens du mot « excitation ». Comme il aurait aimé le voir cesser de bailler ». Antoine ôtait ses lunettes et les posaient avec précaution au centre de la table, Antoine fait tout avec précaution. Il nous précisait que Kovalenko, le gabelou, n’avait pas son compte de sommeil car il avait fêté jusqu’à l’aube les 25 ans de sa sœur cadette Nadka avec une vingtaine de personnes. « Ils avaient bu, mangé et joué au karaoké » et c’est ainsi que cette fichue rengaine lui était rentré dans la tête. « Tu nous ne rattraperas pas ! » À nouveau Antoine chaussa ses besicles chics. Chamil, nous précisait-il, truffe humide, continuait de humer les bagages lorsque soudain « une fragrance tout à fait neuve et insolite attira son attention. Ce curieux parfum émanait d’une petite valise de plastique noir à roulettes. Celle-ci était flambant neuve, et ce détail participait également de l’odeur, cependant il y avait autre chose encore, qui inspirait comme un étrange et pesant sentiment de joie mauvaise. »
Antoine marquait la page avec un marque-page, refermait le livre puis se mettait à jouer avec ses lunettes. Je le sentais en un état proche de la jouissance. En quelques mots il nous décrivait la scène. Chamil au lieu d’aboyer se tournait vers son maître qui lui regardait à l’autre bout de la salle de bagages où se tenaient, Boria et Génia deux bagagistes qui bavardaient tranquillement. La soudaine immobilité de Chamil et de son maître intriguait Génia. Ils rappliquaient. Antoine rouvrait le livre « écoutez bien ce qui va suivre, c’est ça l’Ukraine d’aujourd’hui ». Il reprenait sa citation.
- Alors quoi ? demanda Boria, le moustachu, au maître-chien. Tu vas encore refiler la prise à tes connards de chefs, pour qu’ils puissent changer leur BMW contre une Lexus ?
Les deux hommes fixaient Dima d’un lourd regard interrogateur. Tous deux étaient solides, bien bâtis, et accusaient la cinquantaine ;
- Et qu’est-ce que je peux faire d’autre ? répondit Dima avec un haussement d’épaules.
- Le clebs ne va pas cafter, dit Boria avec bon sens, et nous, nous pouvons l’aider à quitter la zone de sécurité, ajouta-t-il en désignant la valise d’un signe de la tête ;
- Et avec ça, nous éviterons la taule à son proprio, renchérit son compagnon. C’est aussi une bonne action ! »
Antoine souriait, satisfait de son effet. « Boria marqua la valise à la craie… J’adore l’échange entre le maître et son chien « Chamil sentit que quelque chose clochait et leva la tête vers son maître.
- Pourquoi tu me regardes comme ça ? Allez, on dégage ! ordonna Dima d’un ton agacé. Ton job, c’est de renifler, pas de me zieuter ! »
Le commandant de bord annonçait que nous entamions notre descente.