J’aurais dû titrer cette chronique la vie rêvée d’avant. Comme le faisait très justement remarquer très récemment Jean-Marc Brocard, vigneron à Chablis, on parle peu de ceux qui travaillent dans les vignes. L’irruption de la mécanisation qui a allégé la pénibilité du travail n’a pas, comme dans les grandes cultures, rayée dans les vignes celui de la main. Ce matin j’évoque, au travers d’un superbe petit livre de Beppe Fenoglio, Le mauvais sort, publié en Italie en 1954, la vie miséreuse mais fière d’un jeune gagée par son père dans une ferme des Langue. C’est un tableau puissant et sobre de la vie paysanne piémontaise de l’entre-deux-guerres que l’auteur trace avec une écriture simple mais si proche du corps à corps de l’homme avec la terre.
Une brochure publicitaire note « C’est incroyable comme les Langhe, partie du Piémont qui est comprise entre Asti et Cuneo, ont, en 50 ans changé de visage. Autrefois cette région était un territoire pauvre marqué par la dure vie dans les champs. C'est aujourd'hui une terre prospère où châteaux et bourgs interrompent l’harmonie d’un paysage dessiné par les extraordinaires vignobles du barolo et du barbaresco. (Voir absolument la vidéo).
Deux passages du roman :
« Pour travailler sous le commandement de Tobia* on y laissait non seulement la première peau mais aussi un peu celle d’en dessous, il fallait se maintenir à leur pas à eux trois*, et ces trois-là marchaient comme trois bœufs sous le même joug.
Si au moins après toute cette peine on avait mangé en proportion, mais chez Tobia on mangeait en règle générale comme chez nous aux jours les plus noirs. À midi come au souper on nous servait presque toujours de la polenta qu’on parfumait en frottant dessus chacun son tour un hareng suspendu à une poutre par un fil : le hareng n’avait plus figure de hareng, mais nous on continuait à le frotter quelques jours encore, et celui qui avait le malheur de le frotter plus longtemps qu’il ne fallait, même si c’était Ginotta* qui était sur le point de se marier, Tobia le frappait par-dessus la table, il frappait d’une main pendant que de l’autre il immobilisait le hareng se balançant à son fils »
- Tobia le fermier de Pavaglione
- Tobia et ses deux fils
- Ginotta la fille de Tobia
« Le propriétaire de Pavaglione était, et doit encore l’être, un monsieur d’Alba qui avait la plus belle pharmacie de la ville ; certaines fois Tobia allait jusqu’à se vanter lui-même de ce que son patron avait la plus belle pharmacie d’Alba et pourtant quand il parlait de lui il l’appelait patron de merde et lui souhaitait mille morts (…) quand il est venu avec l’un de ses amis qui était aussi d’Alba, un avocat. On était en février et ils avaient parié si la neige partait plus vite au Pavaglione ou à la ferme de l’avocat. Après avoir tout bien regardé ils se sont arrêtés pour goûter, la fermière leur a apporté du pain, du vin et quatre robiole l’une au-dessus de l’autre et ils les ont toutes entamées pour trouver la plus parfumée, mais ils ont fini par les bouloter toutes les quatre. Nous autres dans l’étable, d’étonnement, on s’était arrêtés de tresser les corbeilles pour les couveuses et on restait à la porte de la cuisine à les regarder avec des yeux hors de la tête. »
« Ce n’est rien, ce n’est que le vin qui est allé le toucher au cœur » le titre de ma chronique est une citation du roman, c’est la sœur de Tobia qui la prononce le jour du mariage de Ginotta.