Être face, en face, faire face à la réalité, comment trouver sa place – on ne visite pas le plus grand camp de réfugiés au monde, on le prend en plein gueule, on le subit – en un lieu désolé, loin de nous, loin de tout, Dadaab qui « accueille quatre cent mille personnes environ, mais on ne sait pas très bien… parce que chaque jour des milliers de réfugiés supplémentaires arrivent de Somalie, chassés par la guerre civile et la famine » où l’on souffre, l’on meurt, ces réfugiés « qui attendent de partir depuis des mois, certains depuis des années, la plupart ne quitteront pas le camp de Dadaab, ils mourront à Dadaab. » Comme je comprends Bruno Le Maire qui, dans l'avion du retour, reste habité par le souvenir des enfants « leurs prunelles interrogatives » lui percent le cerveau. Il a vu. Il a vécu. Ces images ne le quittent pas, l’obsèdent car comme il le confie « Ce n’est pas faute d’avoir ces images d’enfants victimes de la famine en Afrique depuis des années ; mais il y a voir, et vivre. Et tout ce que nous voyons, le plus souvent dans une certaine indifférence, en réalité est insupportable à vivre, à Dadaab ou ailleurs. »
Le témoignage de Bruno Le Maire est bien plus qu’émouvant, l’émotion est si fugace, il est simple, tout simplement humain. Je propose donc à votre lecture un passage pour que, comme moi et tant d’autres, nous – je ne trouve pas le mot juste – partagions – oui le partage – ces lignes afin d’écailler la gangue de notre indifférence. Certes c’est bien peu mais mieux qu’un aquoibonisme résigné et, surtout, ça relativise nos petits malheurs.
« De Dadaab, encore une heure de piste pour rejoindre le camp de réfugiés : ce sont des milliers de tentes qui se succèdent sur des kilomètres, certaine neuves, d’autres plus anciennes, renforcées par des planches de bois et de la tôle ondulée, qui font de zones entières non plus des camps provisoires, mais des bidonvilles. Nous nous arrêtons au centre de distribution ; une dizaine de femmes attendant sous un auvent, accroupies dans la terre battue ; elles ne disent rien ; elles ne nous regardent pas ; elles ont toutes dans le regard la même expression de lassitude et leur corps, courbé vers le sol, traduit un épuisement total. Un des responsables du centre, membre d’une ONG française, se tient à côté de moi. »Vous pouvez traduire si je leur parle ? – Pas de problème. » Lentement, je me penche et je prends la main d’une femme qui cache entre ses jambes un enfant de trois ans environ : »Vous venez d’où ? » Elle me répond avec un souffle de voix rauque, à peine audible, le regard baissé : « De Somalie. – Et pourquoi êtes-vous partie ? – Parce qu’il y a rien en Somalie, rien. » Elle garde le regard baissé. Elle ne retire pas sa main, que je tiens toujours dans la mienne, légère et fine comme une brindille. « C’est votre fils ? – Oui. – Et vous avez d’autres enfants ? » Elle lève les yeux vers moi : des yeux noirs, brillants comme une huile de roche, qui reflètent la lumière, sans rien voir. « Deux autres enfants. – Ils sont où ? – Je les ai laissés. – Laissés ? – Sur la route ; je les ai laissés sur la route. » Elle ferme les deux feuilles calcinées de ses paupières. Mon interprète hoche la tête en signe de résignation : « Ici, il y a beaucoup de femmes qui ont fait les 70 kilomètres entre la Somalie et le camp à pied. Elles partent avec deux ou trois enfants, les enfants sont épuisés, elles sont obligées de laisser les plus faibles sur la route. Les familles qui arrivent avec tous les enfants, c’est très rare. En fait, il n’y en a presque pas.
[…] Notre convoi repart. Quelques kilomètres plus loin, nous nous arrêtons devant le principal centre hospitalier du camp, réservé aux mères et à leurs enfants. Les enfants sont triés à leur arrivée suivant le degré de dénutrition : les cas les plus légers sont traités dans le premier bâtiment, les plus graves dans le dernier : dix lits sont disposés face à face contre les murs, protégés des insectes par une moustiquaire. On entend des gémissements faibles. La plupart des mères sont allongées sur le côté, certaines assises sur leur lit, leur enfant dans les bras, ou la tête posée sur leurs genoux. Elles les caressent machinalement, quand elles les touchent encore, car les plus faibles se désintéressent de leur enfant, voilà ce que nous explique le docteur qui nous accompagne : « Elles se détournent, elles ont perdu toutes leurs forces dans le voyage, vous comprenez ? Leur enfant elles ne le voient plus. »
[…] Un garçon de trois ans est assis en tailleur, une perfusion dans le poignet : on se demande comment la moindre aiguille a pu trouver une veine dans ce bras décharné. Il me fixe obstinément, en me présentant son poignet barré de deux morceaux de Scotch en croix, qui maintiennent la perfusion en place. Sa tête a trois fois le volume de sa poitrine aux côtes saillantes. »Lui, il s’en sortira. Il est arrivé il y a une semaine, il commence à reprendre du poids. » Sur le lit suivant, un enfant est couché, le bas du corps recouvert d’un linge gris, il a un visage de vieillard, il mâche et remâche dans sa bouche une salive épaisse et blanchâtre ; au fond de ses orbites, on distingue deux prunelles bleu nuit. Le docteur écarte le linge gris, prend entre ses doigts sa cheville, qui ne pèse rien. « On ne peut plus rien faire. Il sera mort dans quelques heures, ou demain. » Et comme pour lui donner raison, les prunelles basculent brusquement dans un ivoire sale, avant de se remettre en place, bleu nuit, tremblantes, encore pour quelques instants… »
Pages 280-81-82 de « Jours de Pouvoir » Gallimard
- (Paris, le 18 juillet 2011)
Dans le cadre de la Présidence française du G20, Bruno LE MAIRE, Ministre de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du Territoire, se rendra au Kenya les 23 et 24 juillet prochains pour rencontrer les autorités kenyanes et les agences internationales et faire un point sur la crise alimentaire et nutritionnelle dans la Corne de l’Afrique.
Avec Josette SHEERAN, Directrice exécutive du Programme Alimentaire Mondial (PAM), le ministre fera un état des lieux précis de la situation sur le terrain.
Bruno LE MAIRE se rendra ensuite à la réunion exceptionnelle de l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) consacrée à la crise alimentaire dans la région qui se tiendra à Rome lundi 25 juillet.
Cette réunion fait suite à la lettre d’Alain JUPPÉ, Ministre d’État, Ministre des Affaires étrangères et européennes, de Bruno LE MAIRE et d’Henri de RAINCOURT, Ministre chargé de la Coopération, adressée à Jacques DIOUF, Directeur général de la FAO, le 15 juillet. Bruno LE MAIRE avait d’ailleurs reçu Jacques DIOUF le 13 juillet dernier pour évoquer la situation dans l’Afrique de l’Est.
Les ministres de l’agriculture du G20, réunis à l’initiative de la Présidence française du G20, ont adopté le 23 juin dernier le « Plan d’action sur la volatilité des prix alimentaires et sur l’agriculture ». Ce plan prévoit une coordination internationale plus forte pour assurer sécurité alimentaire.