Pas très original me direz-vous, sauf que mon père Arsène était entrepreneur de battages et, avant l’irruption des moissonneuses-batteuses, après la moisson avec sa batteuse Société Française de Vierzon et le matériel qui allait avec, le monte-paille puis la presse-botteleuse, la locomobile Merlin puis le tracteur SFV, il allait de ferme en ferme, selon une tournée qui alternait : les premiers de la saison précédente étaient les derniers de la saison suivante. Le prix du battage n’était à l’heure passée mais au sac de grains récolté ce qui associait l’entrepreneur à la bonne ou à la mauvaise récolte.
Le mois d’août chaque année était donc le mois de mon père. Dieu qu’il aimait ses battages. Il était dans son élément au contact des gens. Moi j’allais trainer mes culottes courtes sur les sacs de blé qui étaient tarés à la bascule et surveillés par le maître (le propriétaire) ou son régisseur (nous étions sous le statut du métayage avec partage des fruits et rappelez-vous celui de la Terre qui meurt de René Bazin, guêtré, vêtu de vieux velours à côtes, craint et détesté) et j’étais « le petit gars d’Arsène ». Ce qui nous amusait beaucoup avec les autres galopins c’était d’aller nous faire « flageller » face au tuyau qui projetait la balle du blé en un grand tas. Les batteries c’était une vraie fête si bien décrite par mon pays Henri-Pierre Troussicot ICI Les batteries à Pied-sec : « Bue au goulot, la bouteille* fait le tour du pailler. » (* de noah) link
Ainsi donc chez les Berthomeau on ne se mariait qu'en septembre : après les battages…
Aujourd’hui, dans beaucoup de villages on organise des fêtes des battages mais je n’ai pas le cœur d’y aller ça serait pour moi qu’un ersatz d’une jeunesse sauvageonne à jamais engloutie. Je suis tout, sauf nostalgique lire ICI « Non je n’ai pas la nostalgie de mon pays natal, de ma jeunesse sauvageonne oui ! » link
En revanche, se plonger dans la mémoire d’un temps où le temps avait une toute autre valeur permet de relativiser l’impérialisme actuel de l’instantanéité. L’accélération du temps, ne plus avoir de temps, aller vite toujours plus vite, je l’ai vécu lorsque mon père a dû se résoudre, dans les années 60, se résoudre à investir dans une moissonneuse-batteuse de marque Class. C’est-à-dire à s’endetter, à courir après les clients jamais contents, moi le premier ma récolte est urgente. Le temps de l’individualisme était venu. Papa sentait bien que tout un pan de notre monde paysan, avec cette nouvelle fracture mécanique, disparaissait. Les battages ne seraient plus ce rituel ordonné et immuable. Une fête collective ! On entrait dans le chacun pour soi « mon champ est prêt à battre », l'urgence, la rapidité, l'insouciance du produit. Dans la symbolique aussi le blé perdait son pur statut nourricier, avec l'explosion des rendements il devenait de plus en plus fourrager, simple ingrédient pour les aliments composés pour le bétail, au même titre que les résidus de maïs importés des USA.
Si vous souhaitez tout savoir sur les batteuses il y a un beau livre : « Histoire des batteuses de nos campagnes » par Patrice Vaissband aux éditions ETAI.
Et un texte trouvé dans la revue Autrement consacrée aux Paysans : mémoires vives 1900-2000, récits d'un monde disparu, je suis tombé sur un texte : La locomobile Merlin de Vierzon. Je dédie donc, ce texte, à mon père, Arsène Berthomeau, qui aimait tant ses battages que, plutôt que d'attendre chez le médecin, il est allé s'asseoir, un après-midi de foire de Mothe, en bout de champ, dans la cheintre, sur une botte de paille expulsée par sa grosse machine grise, pour se laisser glisser doucement sur le flanc et nous quitter avec son éternel sourire.
« Mes grands-parents avaient une locomobile probablement dès avant la "guerre de 14", raconte Alain Bordes. C'était des gens qui aimaient les machines, ils aimaient surtout la mécanique, ils en avaient le virus. Non seulement ils travaillaient leur ferme au Pesch, mais ils avaient monté dans le village une scierie, ils faisaient l'entreprise de battage et très rapidement mon père est devenu agent d'une marque de tracteurs et réparateur de machines agricoles. La locomobile, c'était une Merlin de Vierzon. Il n'y avait pas trente-six constructeurs en France à cette époque. La grande industrie du machinisme agricole était née dans une zone géographique où on avait besoin de machines en raison de l'immensité des surfaces cultivées. Les établissements Merlin, c'était quelque chose. Leurs voyageurs de commerce allaient partout. Mon père, quand j'étais gosse, me racontait qu'il avait souvent vu venir dans la maison le voyageur de Vierzon qui restait là deux ou trois jours pour conclure les affaires. Ces locomobiles à vapeur entraînaient les batteuses avec de très longues courroies. C'était des machines qu'il fallait chauffer comme une locomotive à vapeur. C'était très long. Une fois chaudes, il n'y avait plus qu'à entretenir le foyer et ça tournait parfaitement. Pour les battages, les gens s'entraidaient d'une ferme à une autre. Ils se rendaient à la ferme concernée lorsqu'ils entendaient le sifflet de la locomobile. En effet, lorsqu'elle avait atteint son point de chauffe normal et la bonne pression, le conducteur tirait le sifflet qui émettait un bruit de corne de locomotive à vapeur. »