Mon train allait jusqu'à St Gilles Croix-de-Vie. Après Nantes, il faisait omnibus et se trainait. Dès mon arrivée je gagnerais Fromentine en stop puis je m'embarquerais sur le premier bateau en partance pour l'Ile d'Yeu. Sylvie allait rejoindre Marie sur les hauteurs de Port-Joinville. Mes nouveaux commanditaires de la place Beauvau, face à ma détermination, me laissaient accomplir ce dernier geste même s'ils le considéraient comme une sensiblerie infantile. Je me fichais éperdument de ce qu'ils pensaient. Mon voyage, loin d'être un épisode de plus de mon petit théâtre d'intérieur, marquait vraiment le terme d'une tranche de ma vie. En quelque sorte j'enterrais ma vie de garçon. Au pays, le rituel, se cantonnait à une beuverie entre mecs, ponctuée de chansons ineptes et de gauloiseries, qui sombrait au petit matin dans le vomi ou la fraîcheur d'un fossé, ou les deux à la fois. En contemplant, au travers de la vitre du wagon le paysage marqueté du marais de la terre qui meurt, avec ses bourrines rablées et ses canaux étroits, je pensais à maman. L'irruption de Marie dans ma vie l'avait comblée. Connaissant bien son fils préféré elle savait qu'au bras de cette pousse vive, équilibrée et aimante, j'allais prendre de l'ampleur, m'épanouir, être heureux. Pour tenir le choc, ne pas entamer ma détermination, j'avais porté Marie en terre, sans elle, sans papa, et je m'étais enfui sans un mot. Mon silence devait la crucifier mais je me sentais incapable d'affronter ses yeux aimants.
Comme toujours, face au danger, je me réfugiais sous ma tente, dans la solitude j'attendais tel Giovanni Drogo face à la frontière. Lui, espérait encore, alors que moi j'allais ensevelir ma jeunesse en pleine conscience, sans illusion. Là-bas sur l'île de nos jours heureux, loin de toute nostalgie, en portant l'urne de Sylvie près de Marie, je me débarasserais des oripeaux de mon ancienne vie. Désabusé comme un vieux, sans attache, je pourrais aller me jeter, la tête la première, dans ce guêpier où ma hiérachie voulait que j'occupe la place d'agent dormant. Par chance, le marchand de cochons, qui me véhiculait dans sa camionnette, était un taiseux, ce qui m'évitait les frais de la conversation. En traversant, le bourg de Challans, c'était jour de marché, nous roulions au pas, et je me retenais d'aller rendre visite à mon cher Jean car je savais que lui aussi pouvait entraver ma détermination. A notre arrivée à Fromentine je payais une chopine à mon chauffeur au bar de l'estacade. Les marins du bateau d'Yeu, accoudés au bar, me reconnaissaient. Ils pointaient leur index sous la visière de leur casquette en lançant : " t'es le bienvenu, gars ! " ce qui pour eux, tout à la fois, marquait mon appartenance à la communauté des Islais et la dette qu'ils estimaient avoir à mon égard : l'un des leurs était à l'origine de mon malheur et ils étaient en compte avec moi. La tournée de Gros Plant qu'ils décrétaient impressionnait mon marchand de gorets et le sortait de son mutisme : " T'es d'là-bas ? " me demandait-il en s'épongeant le front avec un mouchoir presqu'aussi grand qu'un torchon. Ce fut Turbé, l'aîné, dit le rousineur, en référence à sa tendance naturelle qui le portait à tourner autour des femmes de ses collégues, qui lui répondait : " Foure pas ton groin dans nos affaires Boutoleau. Notre p'tit gars est à la peine ces derniers temps. L'a pas besoin qu'on le questionne..."