Le matin nous allions à vélo, par le sentier côtier, jusqu'à l'anse des Vieilles. Au soleil levant l'eau, d'une extrême transparence, semblait de pur cristal. Marie l'intrépide s'y plongeait sans la moindre hésitation et, de son crawl fluide et silencieux, elle filait vers le large. Moi je m'adossais à la pente sableuse pour lire. De temps à autre je relevais les yeux pour repérer le point blanc du bonnet de bain de ma naïade favorite. La montée du soleil m'emplissait d'une douce chaleur mais je ne pouvais réchauffer la pointe d'angoisse qui ne disparaîtrait que lorsque Marie serait de nouveau à portée de ma brasse minable. L'océan, avec ses airs paisibles, me déplaisait. Je connaissais sa nature profonde, charmeuse et hypocrite comme celle de tous les puissants. A la fin juillet, en un accès de rage soudain, de ses entrailles obscures, il avait enfanté une tempête féroce. Avec Marie, blottis dans la faille d'une falaise, à l'abri du vent et des embruns, pendant des heures, nous nous étions grisés de ses outrances. Dans le grand lit de la Ferme des Trois Moulins, ce soir-là, pour conjurer ma peur, j'avais pris Marie avec une forme de rage désespérée. Après, blottie dans mes bras, elle m'avait dit " tu m'a baisé mon salaud et c'était vachement bon..."
Ecrire que notre nous aurait survécu aux pires tempêtes comme à la mer d'huile du quotidien me semble dérisoire. J'en ai la certitude mais j'aurais préféré qu'il se disloquât sous nos faiblesses ou, pire, avec l'irruption d'un autre, plutôt que de le voir trancher ainsi sans appel. Même si ça emmerde tout ceux qui pataugent dans le foutre et le cul, l'amour heureux existe. Ne venez pas me faire chier avec des railleries sur l'eau de rose ou le sucre candy et tout autre vacherie. Même maintenant que je suis au régime sec ma faculté de vous faire une tête au carré, de vous bourrer le pif, de vous foutre ma main sur la gueule, reste intacte. Marie et moi, dans la grande loterie des rencontres, étions l'exception qui aurait confirmé la règle de notre génération championne du divorce. A cet instant, alors que je m'échine à ne pas décrire par le menu nos 52 jours passés à vivre simplement ensemble, je sais que nous serions, trente ans après, les mêmes. La vie nous aurait sans doute cabossé mais les autres envieraient notre amour intact. Présomptueux me direz-vous ? Sans doute mais, je me connais, toute l'énergie que j'ai déployé à m'avilir, je l'aurais, avec encore plus de force et de pugnacité, tourné vers Marie. Quant à elle, n'y touchez pas, son coeur n'avait pas de limite et son ventre eut été fécond.
Le Printemps de Prague semblait résister aux grosses pattes de l'Ours soviétique. Notre PC national, toujours à l'extrême pointe de la collusion avec la nomenklatura du Kremlin, soutenait du bout des lèvres, les initiatives du parti frère. Grand progrès par rapport à l'insurrection de Budapest de 1956, où la chape de silence, la même que celle qui avait étouffé les cris de Làszlo Rajk et de ses compagnons d'infortune, exécutés à la suite des procès préfabriqués, en 1949. Le "socialisme à visage humain " d'Alexander Dubcek indisposait nos staliniens officiellement reconvertis. Marie espérait, Jean lui doutait de la capacité d'un parti unique à se réformer de l'intérieur, et moi j'avais la certitude que les gardiens du bloc ne pouvaient le laisser se fissurer. Mes talents culinaires explosaient. Moi, que ma très chère maman n'avait jamais laissé effleurer une queue de casserole, je me révèlais un maître-queue inventif. Marie me charriait gentiment " tu es l'homme parfait mon amour, où est la faille de l'armure ? " Et Jean de répondre " c'est qu'il n'a pas d'armure belle enfant..."