Flore conquise - la mère de Marie se prénommait Flore - il ne me restait plus qu'à affronter le grand homme. La paralysie générale, faute de transports en commun et d'essence pour les autos, me rassurait. Je pensais que le projet de Marie s'enliserait dans les sables de la grève générale. C'était sans compter sur sa tendre pugnacité. Sitôt congé pris de la vaporeuse et envahissante Flore, dans l'ascenseur la mâtine me sussurait, très bonbon anglais, " pour monter à Paris tu pourrais emprunter la 2 CV de ta copine Pervenche ? "
- C'est ça petit coeur et pour l'essence je fore illico Cour des 50 otages...
- Pas besoin mon Benoît, tu demandes des bons au Comité de grève...
- Et je dis quoi aux mecs du Comité ? Que c'est pour aller faire une virée à Paris pour demander la main de ma douce Marie à son père. Pas très porteur en ce moment les bonnes manières bourgeoises très chère...
- Tu leur dis que c'est pour une ambulance...
- D'où tu la sors ton ambulance fantôme ?
- Des Urgences mon amour, avec tous les tampons que tu veux. Je crois qu'ils adorent les tampons tes camarades du Comité...
- Tu ferais ça !
- Bien sûr mon Benoît, ce n'est pas trahir la cause du peuple. Tout juste un petit mensonge de rien du tout...
- Ma présentation à ton cher père ne peut pas attendre ?
- Non !
- Et pourquoi non ?
- Parce que c'est drôle...
- Pouce Marie ! Fais-moi un dessin, je me paume dans ta logique de fille.
- Pourtant c'est simple joli coeur. Imagine-nous sur les routes désertes, filant vers Paris, capote ouverte, cheveux au vent. Non, toi seulement. Moi, je mettrai un foulard noué derrière le cou. Très Jan Seberg. Aux carrefours nous passerons sous les regards étonnés des pandores. Bonjour, bonjour les hirondelles... Nous serons les rois du monde. Nous mangerons des sandwiches en buvant un petit rosé glacé. Nous entrerons dans Paris par la porte d'Orléans. J'y tiens. Puis nous descendrons les Champs-Elysées en seconde. Je prendrai des photos. Oui, pendant que j'y pense, il faudra que j'achète des berlingots pour papa. Il adore ça. Surtout ceux à l'anis. La Concorde, trois petits tours, et on débarque avenue de Breteuil chez le père. Rien que du pur bonheur !
- Dis comme ça ma douce je capitule. Reddition sans condition...
Ce qui fut dit fut fait. Marie était ainsi, un gros grain de folie dans un petit coeur simple. Nous débarquâmes donc, en fin de matinée chez le grand homme. C'est lui qui nous ouvrit, blouse bise ample, saroual bleu et sandales de moine. Chaleur et effusions, l'homme portait beau, un peu cabotin, la même coquetterie dans l'oeil que ma Marie - c'est l'inverse bien sûr - et surtout, une voix chaude, charmeuse et envoutante. Sous la verrière de son atelier, blanche du soleil au zénith, nous fîmes le tour de ses toiles récentes. Il s'était tu. J'estimai le moment venu d'avouer mon inculture crasse. Sa main se posa sur mon épaule, protectrice " avec Marie vous faites la paire mon garçon. Chirurgienne ! Un métier de mains habiles fait par des imbéciles prétentieux. Qui puis-je ? C'est de famille. Rien que des clones en blouses blanches ! Pour eux je suis le raté. Un millionnaire par la grâce des galeristes américains, l'horreur pour ces Vichyssois refoulés ! Ha, le Maréchal il allait les protéger tous ces bons juifs, bien français... Des pleutres, de la volaille rallié sur le tard au grand coq à képi. Et ils sont allés le rechecher pour défendre l'Algérie française. Bernés ! Mais on leur sert de l'indépendance nationale alors ils baissent leur froc. Ils se croyaient bien au chaud et vous déboulez, tels des enragés. Panique dans le Triangle d'or, tous des futurs émigrés..." Le tout ponctué d'un grand rire tonitruant et de rasades de Bourbon. Par bonheur, grâce à Marie, je carburais au Krug. L'homme pouvait se permettre de railler le héros du 18 juin, résistant de la première heure, à dix-huit ans, un héros ordinaire, compagnon de route des communistes un temps malgré le pacte germano-soviétique et les vilénies de Staline en Espagne, il rompra avec eux bien avant Budapest. Marie m'avait tout raconté sur le chemin de Paris.