Lorsque la sonnette de l'écrémeuse commençait à tinter, ma chambre était au-dessus de la laiterie, je savais que la crème allait commencer de s'épandre dans le tarrasson. La tante Valentine, préposée au beurre, après en avoir fini avec l'écrémeuse, déposait le tarrasson de crème au frais et lorsque celle-ci était raffermie, elle y jetait une poignée de gros sel, puis assise sur une chaise paillée, à la main, elle barattait avec un pilon de bois.
C'était long. De temps en temps, elle évacuait le petit lait du tarrasson. Quand la motte avait atteint une bonne fermeté, la tante la tassait dans un moule de bois ovale et dentelé. C'était le beurre de chez moi, avec une belle vache et des petites fleurs dessus. Le seul que j'acceptais de manger.
Dans mon bocage profond j'accompagnais papa lorsqu'il faisait la tournée de ses clients de battages. J'y voyais souvent faire le beurre. Comme on disait chez moi, j'en étais « aziré » (dégoûté). C'était crade et pourtant, ce beurre, emmailloté dans du papier sulfurisé, était vendu tous les vendredis, aux BOF, lors du marché de la Mothe-Achard. Du bon produit traditionnel, artisanal et, comme disait ma grand tante, en parlant de certaines fermières « ces gens là n'ont pas de honte ». Bref, j'ai été élevé exclusivement au beurre salé de vache normande baratté par la tante Valentine.
Passé à l'âge adulte, devenu un rat des villes, j'ai du subir la morne plaquette Président, ma bourse plate ne me permettant pas d'accéder à la motte de beurre vendue chez le crémier du coin. J'en consommais peu. En fin d'année, je contemplais avec horreur le beurre de Noël, tout droit issu des frigos d'intervention de la CEE, le summum du gâchis. Et puis, petit à petit, dans les froides allées de la grande distribution, le rayon beurre s'est diversifié : on retrouvait du beurre cru, on barattait à nouveau, la coopérative d'Isigny Ste Mère offrait du bon beurre à un prix raisonnable. On avait à nouveau le choix. On pouvait même s'offrir un Échiré ou un beurre de Baignes pour faire un extra. Même la plaquette Président s'est mis de nouveaux habits : beurre de Campagne, Gastronomique, du marketing mais après tout chacun fait ce qu'il veut ou ce qu'il peut.
Tout ça pour dire que je ne crois pas à la vision apocalyptique de la CP. L'avenir du vin, disons traditionnel pour faire court, n'est en rien menacé, bien au contraire la clarification que je réclame ne peut que favoriser la prospérité de ceux qui ont choisi cette voie. Je respecte toutes les analyses. Je m'étonne seulement qu'on travestisse la réalité et qu'on réécrive l'histoire. Une part de notre vignoble n'est pas prise en compte dans l'approche de la CP, il est occulté comme s'il dérangeait. On ne va pas transformer nos milliers de coopérateurs ou de producteurs individuels qui vendent en vrac en petits artisans-commerçants. Moi je ne dis rien de plus : notre vignoble issu des vins de table, s'il veut rester dans la compétition mondiale, doit s'adapter, sinon il disparaîtra. Alors, j'aime bien Jean Ferrat (pétitionnaire contre les vins industriels), sa montagne est toujours belle, mais son poulet aux hormones n'existe plus, les gens mangent du poulet de Loué ou d'ailleurs. Ce n'est pas le poulet de mémé Marie, qui grattait dans la cour, c'est un poulet élevé selon un process rationnel moderne. Tout le monde ne peut pas manger du poulet de Bresse ou de la Géline à crête pâle.