Tomaso Albinoni - Adagio
De nos jours, les tubes de l’été, se fabriquent comme des pizzas, à la chaîne, et comme pour elles les ingrédients de base ne varient guère. Le goût du sucré aidant c’est du sirupeux pur jus. Dans les années 60, les fameuses sixties dont les producteurs de spectacles exhument, pour des tournées provinciales triomphales, les idoles d’Âge tendre et têtes de bois : Franck Alamo, Patrick Juvet, Catherine Lara, Herbert Leonard, Richard Anthony, Claude Barzotti, Stone et Charden, Demis Roussos, Michèle Torr, Leny Escudero, Rica Zaraï, François Deguelt, Isabelle Aubret, Danyel Gérard, Pascal Danel, Georges Chelon, Marcel Amont…, l’Adagio d’Albinoni « a tenu haut la main, pendant une saison, le rôle délicat, mais glorieux, de slow de l’été »
C’est Jacques Gaillard qui le note dans son petit recueil « Qu’il était beau mon Meccano ! 21 leçons de choses » chez Mille et Une Nuit, chroniques vives et alertes sur des choses et des bidules, des trucs et des machins, prélevés « dans le grand bazar du dernier demi-siècle, traversé à la vitesse d’un mascaret par le progrès et les innovations » Ça va de l’anti-monte-lait au silence en passant par le berlingot Dop, l’œuf mimosa et la « Nénette »
« Pourtant, rien ne laissait prédire le succès phénoménal de cette marche funèbre sentimentale : elle parvint aux oreilles du public par l’entremise d’un film sophistiqué, pour ne pas dire ésotérique, l’adaptation du Procès de Kafka par Orson Welles, Anthony Perkins, Romy Schneider, Jeanne Moreau, et la gare d’Orsay avant sa démolition et sa transformation en musée. En général, les gens sortaient de la salle obscure sans avoir compris grand-chose aux malheurs de Joseph K… mais ils avaient en tête cette musique lancinante, un sirop d’orgue et de violons sur pizzicati de basses, une mélodie d’une simplicité inexorable coupée par des hoquets métaphysiques, une célébration absolue du mode mineur, qui sied, notoirement, aux états d’âme négatifs : t’es plaqué par Bernadette ? tu te demandes si Dieu existe ? ton chien est mort ? Vite, un Adagio !
Celui-ci a tenu haut la main, pendant une saison, le rôle délicat, mais glorieux, de slow de l’été Très important, le slow de l’été. En ces temps-là, c’était le préliminaire des préliminaires, le cordon d’allumage des désirs, et souvent le point culminant de leurs satisfaction. Sous le prétexte d’un vague piétinement synchronisé, il permettait aux bassins de s’emboîter, aux jambes de se mêler, aux langues de faire leur soupe, et donc aux adolescents de faire l’apprentissage de l’alphabet érotique. Disons, de quelques lettres : la puberté restait une salle d’attente, avec, pour patienter, comme chez le dentiste, des magazines et une musique de fond langoureuse. Sans le slow de l’été, obligatoirement sirupeux, parfois italien, toujours tristounet, on ne voit pas comment de seraient faits les couples de l’hiver. Toute une liturgie de l’acquiescement balisait le chemin qui conduisait de la joue effleurée au patin goulu, en passant par le bisou sur le cou, test décisif qui aboutissait (ou non) à l’effondrement de la proie sur les épaules viriles du chasseur. Dans la lumière raréfiée de la boîte, après s’être enivrés de l’odeur sucrée de la laque chimique dont la demoiselle usait pour pétrifier sa coiffure (la caresser faisait l’effet de briser de la paille, et dégageait de l’électricité statique), les danseurs se séparaient sur le dernier accord avec les douloureux arrachements d’un sparadrap qu’on décolle. »
Que cet Adagio ne fut pas de Tomaso Albinoni mais d’un obscur musicologue italien Remo Giazotto, quelle importance ! Le plus étonnant, comme le note Jacques Gaillard, 1962 « c’est l’année du « Clair de lune à Maubeuge », de « J’entends siffler le train », de « Let’s twist again ». Il est admirable qu’un adagio gluant ait pu devenir un air à la mode. » Ironie de l’histoire « l’Adagio d’Albinoni a résisté à la concurrence du Canon de Pachelbel, ressuscité pour lui nuire… »