Les français de toutes conditions, même s’ils s’en défendent, restent toujours fascinés par la « pompe » du pouvoir. Être reçu par le Ministre en personne constitue une faveur suprême dont les récipiendaires font état dans les salons ou les dîners en ville avec des trémolos dans la voix. Ça en impose aux pékins, aux concurrents, aux relations, et surtout ça met le Préfet et ses services dans une position inconfortable lorsqu’il s’agit pour eux d’appliquer la loi. Tout ce petit monde se tient par la barbichette avec plus ou moins de force. Du côté des hauts-fonctionnaires le maître mot est avancement, plus précisément le tableau d’avancement. La confection de celui-ci est entre les mains du Chef du Corps : Ponts&Chaussées, Mines, Génie Rural, Eaux&Forêts mais la décision finale revient au ministre, c’est-à-dire dans la majorité des cas à son directeur de cabinet. Celui-ci étant la plupart du temps lui-même issu du sérail des Grands Corps de l’État nos têtes d’œufs sauront être attentifs à ses humeurs et à sa volonté d’arranger des affaires réservées concernant ses amis politiques. L’esprit de sérieux prévaut, ces gens sont d’un triste et d’un convenu fascinant. Leur capacité à avaler des couleuvres est proportionnelle à leur désir de marier compréhension et efficacité sur les dossiers épineux qui sont les plus sûrs gages d’une future nomination en Conseil des Ministres. Les Ministres savent reconnaître les bons domestiques. Ils adorent leur accrocher aux revers de leurs costumes trois pièces des médailles avec de beaux rubans.
À l’hôtel de Roquelaure, deux lieux symbolisaient avec éclat l’exercice de la pompe ministérielle : le salon 105 et le bureau du Ministre. Dans le premier, presque chaque jour, se déroulaient des réunions où, durant des heures – en France les réunions commencent toujours en retard et elles sont très bavardes et très longues – en présence d’une poignée de hauts fonctionnaires convoqués pour soutenir l’argumentation technique, le ou les membres du cabinet en charge du dossier et bien sûr les industriels bétonneurs ou dérouleurs d’autoroutes, les promoteurs venus exposer au Ministre leurs doléances. Le salon majestueux dégouline de dorures qui font flamboyer des boiseries d’époque. Accrochés au plafond où des nymphes potelées batifolent de lourds lustres en cristal tintinnabulent au rythme des vibrations du plancher qui le surplombe. Les séances de travail se déroulent autour d’une imposante table rectangulaire d’où les quémandeurs peuvent voir, s’ils sont placés face au Ministre, le parc, ses pelouses, ses arbres centenaires et ses massifs de roses. Le Ministre se tient toujours à la même place avec à ses côtés sa garde rapprochée elle-même cernée par les représentants des services. Ce premier lieu de contact avec le Ministre est important mais il ne marque aucune proximité personnelle avec lui. En afficher une, trop appuyée, trop ostensible, serait contre-productif. Le jeu à ses codes, tout le monde les respectait. Être reçu dans le bureau du Ministre marquait un réel privilège dont l’intensité variait selon l’heure de la réception. Les visiteurs du soir, qui avaient droit au tête à tête, constituaient l’élite des « amis » ou des « obligés du Ministre.
Le bureau du Ministre, l’ancienne bibliothèque chargée de plusieurs milliers de volumes reliés plein cuir sans aucun intérêt, immense et pompeux avec son mobilier prestigieux, son tableau téléphonique désuet, le combiné blanc de l’interministériel posé à portée de main ministérielle – ligne directe hiérarchisée d’où le Président de la République ou le 1ier Ministre pouvaient à tout moment joindre ses Ministres – ses fauteuils profonds, les photos et objets personnels du locataire posés sur le plateau de la cheminée et le bureau, en imposait. Notre Ministre lui aussi en imposait avec son élégance toute britannique, son air las et supérieur, son intelligence vive et ses coups de sang plus ou moins contrôlés. Ses amis politiques lui prédisaient un bel avenir. Lui, tout en affichant de belles ambitions, savait bien que le vrai pouvoir se nichait chez les industriels et les banquiers. Il venait de la banque privée et il en gardait un certain mépris pour côté poussiéreux de l’Administration. Je crois que la fonction ministérielle l’ennuyait profondément. Mes contacts avec lui se réduisaient à quelques conversations détendues autour d’un verre. Ma distance avec la pompe officielle et le jeu politique lui plaisait mais, intuitivement, il pressentait mon côté sulfureux et il se gardait bien de pousser trop avant ses confidences. Je n’en avais nul besoin car mon porte-flingue d’Espéruche m’alimentait avec une précision toute militaire. Sa fonction d’officier de sécurité du Ministre le plaçait au plus près, dans les voitures ou les avions, de tout ce qui se dit dans ces lieux aux dimensions resserrées. À force de vous côtoyer journellement on vous oublie. Mon dispositif était bien en place restait à trouver un vecteur qui le rende opérationnel. Au début de l’année 1971, sans même que je pris la peine de la chercher, il prit la tête d’un drôle de petit homme, un ami du Ministre, qui vint le rejoindre pour occuper les fonctions de conseiller technique chargé des relations publiques.