Ce matin ma chronique, en dépit de son titre, n'est ni un repli stratégique sur mon terroir de Paris après une journée d'hier très agitée par le Grand Q glacé, ni une nouvelle provocation risquant de m'attirer les foudres des petites soeurs et des petits frères des pauvres. Non le « Le Vin de Paris » c’est le titre d’un recueil de nouvelles de Marcel Aymé publié chez Gallimard dans la prestigieuse collection blanche en 1947 (tous droits de traduction, de reproduction réservés dans tous les pays, y compris l’URSS) – j’adore la formule car elle nous rappelle que pendant plus d’un demi-siècle la patrie du socialisme réel a existé pas vrai Marie-George&Jean-Luc les duettistes du toujours à gôche – Je l’ai acquis pour 3 euros chez un bouquiniste. L’ironie de l’histoire c’est que ce n’est pas le titre de cette nouvelle qui va devenir, selon la formule consacrée, un must médiatique, mais une autre : « La traversée de Paris » qui, par la grâce de l’insulte culte de Jean Gabin : « Salauds de pauvres » dans le film de Claude Autant-Lara avec Bourvil et Louis de Funès. Si les petits génies du marketing pouvaient sévir je suis persuadé que Gallimard boosterait les ventes de l’opus en le rebaptisant « Salauds de Pauvres ». Si vous souhaitez lire l’intégralité de la nouvelle vous pouvez acheter le recueil en collection folio 6 euros.
En amuse-bouche je vous propose les deux premiers paragraphes de la nouvelle « Le Vin de Paris » qui est comme toujours avec Marcel Aymé un pied de nez à la bien-pensance... Lisez et vous serez édifiés...
« Il y avait, dans un village du pays d’Arbois, un vigneron nommé Félicien Guérillot qui n’aimait pas le vin. Il était pourtant d’une bonne famille. Son père et son grand-père, également vignerons, avaient été emportés vers la cinquantaine par une cirrhose du foie et, du côté de sa mère, personne n’avait jamais fait injure à une bouteille. Cette étrange disgrâce pesait lourdement sur la vie de Félicien. Il possédait les meilleures vignes de l’endroit comme aussi la meilleure cave. Léontine Guérillot, sa femme, avait un caractère doux et soumis et n’étais ni plus jolie ni mieux tournée qu’il ne faut pour la tranquillité d’un honnête homme. Félicien aurait été le plus heureux des vignerons s’il n’avait eu pour le vin une aversion qui paraissait insurmontable. Vainement s’était-il appliqué de toute sa volonté et de toute sa ferveur à forcer une aussi funeste disposition. Vainement avait-il tâté de tous les crus dans l’espoir d’en découvrir un qui lui eût livré la clé du paradis inconnu. Ayant fait le tour des bourgognes, des bordeaux, des vins de Loire et du Rhône, des champagnes, des vins d’Alsace, des vins de paille, des rouges, des blancs, des rosés, des clairets, des algériens et des piquettes, il n’avait négligé ni les vins du Rhin, ni les tokays, ni les vins d’Espagne, d’Italie, de Chypre et du Portugal. Et chacune de ses tentatives lui avait apporté une nouvelle déception. Il en allait de tous les vins comme de l’Arbois lui-même. Fût-ce à la saison de la plus grande soif, il n’en pouvait avaler seulement une gorgée qu’il ne lui semblât, chose horrible à penser, boire un trait d’huile de foie de morue.
Léontine était seule à connaître le terrible secret de son mari et lui aidait à le dissimuler. Félicien, en effet, n’aurait su avouer qu’il n’aimait pas le vin. C’eût été comme de dire qu’il n’aimait pas ses enfants et pire, car il arrive partout qu’un père en vienne à détester son fils, mais on n’a jamais vu au pays d’Arbois quelqu’un ne pas aimer le vin. C’est une malédiction du ciel et pour quels péchés, un égarement de la nature, une difformité monstrueuse qu’un homme sensé et bien buvant se refuse à imaginer. On peut ne pas aimer les carottes, les salsifis, le rutabaga, la peau du lait cuit. Mais le vin. Autant vaudrait détester l’air qu’on respire, puisque l’un et l’autre sont également indispensables. Ce n’était donc aucunement par un sot orgueil, mais par respect humain sue Félicien Guérillot… »