Mon petit bureau demi-circulaire, au rez-de-chaussée, donnait de plain-pied sur le parc du très bel hôtel de Roquelaure implanté au 246 Bd Saint-Germain. Je m’y trouvai de suite bien car j’aime les cocons, ils enserrent mon irrépressible besoin de fuir, me contraignent à une immobilité que j’ai su rendre féconde. Tel n’était pas le cas pour moi en ces temps où la rue et le verbe délirant tenaient lieu, pour beaucoup d’intellectuels, de pensée politique. Bien évidemment je n’avais jamais écrit de discours et mes travaux littéraires se résumaient à quelques notes ou réflexions écrites sur des petits carnets. Alors pourquoi m’étais-je fourré dans une telle aventure sans même savoir si j’étais capable de m’en tirer ? J’ai toujours eu besoin de défis, d’adrénaline pour progresser, pour me prouver que j’étais capable d’effacer n’importe quelle barre. Là, je me retrouvais face au vide de la page blanche sur laquelle il ne s’agissait pas de broder une histoire mais de mettre en forme audible des trucs imbittables écrits par des hauts-fonctionnaires ou des petits chefs de bureaux. L’aridité des notes des services me plut. En les lisant j’entrais dans un monde étrange, plein de codes, de sigles, de références, qui me donnaient le sentiment que l’univers bureaucratique tissait une toile dans laquelle les politiques s’empêtraient. Le vrai pouvoir se situait là. Très vite je compris qu’il me fallait imaginer une méthode pour me mettre en état de pondre ces foutus discours. Elle vint empiriquement sans même que je la formalise. Lire, dormir, écrire : mon bureau se transforma en un vaste souk où s’empilaient des livres, des rapports, des notes, des JO et autres publications maison et nul n’était autorisé à toucher à mon désordre. Sitôt le déjeuner j’allais faire la sieste dans une chambre de bonne. Je n’écrivais que la nuit en fumant des cigarettes que je roulais dans une petite machine Riz-La-Croix.
L’écriture des premiers discours fut un réel et douloureux chemin de croix. Comme je ne supportais pas, et que je ne supporte toujours pas, les ratures j’écrivais avec un crayon de papier et je faisais un usage constant de la gomme. Mon problème c’est que la vitesse de mon crayon s’accommodait mal avec le jaillissement de mes phrases. Très souvent je perdais en chemin des formules qui, une fois tombées à la trappe, me semblaient géniales et alors, en cherchant à les retrouver, je bloquais. Je m’engueulais. Je transformais en boules de papier des heures d’efforts, me gorgeais de café, grillais des cloppes. C’était l’horreur absolue. Mon salut vint d’IBM. Le secrétariat particulier du Ministre était régenté par une vieille harpie à moustaches qui régnait sur une armée de petites mains terrorisées. Lorsque je venais déposer mes œuvres fumantes entre les mains du dragon pileux mon œil exercé de chasseur n’avait jamais repéré un gibier de choix : madame la secrétaire-particulière veillait à ce que le cheptel ne fusse un objet de tentation pour notre Ministre bien connu pour ses goûts de jupons légers. Ce matin-là, épuisé par un discours pour l’inauguration de je ne sais quel machin dans je ne sais quel patelin, hirsute et pas rasé depuis 3 jours, je déboulai dans le SP à une heure où normalement la petite troupe n’était pas encore à pied d’œuvre. Et pourtant tout au fond du bureau j’aperçu, au-dessus de sa machine à écrire, le haut d’un corsage blanc entrouvert d’où émergeait un cou gracile surmonté du visage enfantin d’une blonde des blés. À ma vue elle se redressa : « Je suis la remplaçante de Simone… » balbutiait-elle alors que mes yeux restaient scotchés au vallon profond de sa poitrine.
Vu mon état de déliquescence jouer les jolis cœurs aurait relevé de la faute de goût. Gentiment je lui demandai de se rasseoir et, tout en me rapprochant d’elle, je lui conseillai très paternellement de mettre sous protection ce que j’avais très envie de désincarcérer. En reboutonnant jusqu’à l’encolure son corsage la mâtine se contenta de rosir. Les choses étaient très simples en ce temps-là mais, à cette heure matinale, je repoussai dans les ténèbres extérieures ma folle envie de la culbuter sur le tas de stencils posé à côté de sa machine à écrire. Et pourtant je la sentais frétiller sur son joli popotin. Pour faire diversion je m’intéressai à sa machine. Elle parut surprise et me gratifia d’une moue qui aurait du se transformer en baiser de feu. Pour résister à la tentation je gardai serré sur ma poitrine mes œuvres de la nuit. Pour autant la délurée ne se tint pas pour vaincue elle contre-attaquait en se proposant de me faire une démonstration avec la toute nouvelle IBM à boule que le SP venait de toucher. Sans réfléchir je lui tendis mes feuillets. « Vous écrivez bien… » minauda-t-elle. J’acquiesçai bêtement. Elle posa la première page sur un chevalet puis ses doigts fins aux ongles peints se lançaient dans une sarabande qui me stupéfiait. La nouvelle machine émettait des sons feutrés, à cent lieux du cliquetis des vieilles draisines mécaniques. La petite effleurait son clavier, le buste bombé et le regard droit. J’étais subjugué. Quand elle eut essoré ma première page je posai ma main sur son épaule. Elle sursautait à peine. « Vous voulez bien m’apprendre ? » lui demandais-je d’une voix aussi serrée que celle d’un jouvenceau déclarant sa flamme. « Ce sera un grand plaisir pour moi… » me répondit-elle en plantant ses yeux verts dans les miens.