Dans la famille Demorand ce matin je cuisine Sébastien avec mes 3 Questions après m’être éveillé au son de la voix de Nicolas sur France-Inter. Ces 2 jeunes gars sont des gars qui décoiffent sec, à leur manière dans leur boulot y dépoussièrent les étagères, y font passer un courant d’air frais qui oxygène nos neurones un peu confits par le parler gros qui sévit dans les médias. Comme le disent, ou l’écrivent, certains de leurs confrères journalistes, un peu cire-pompes, ce sont des valeurs qui montent. Sébastien, compagnon de route naturel de notre belle Amicale du Bien Vivre, fait pour moi parti de ceux qui « devancent le vent »* dans l’univers bien codifié de la critique gastronomique. Il est curieux de tout, et se pose beaucoup de questions, « beaucoup trop… » ajoute-t-il en rigolant. Je le laisse se présenter au travers d’une interview qu’il avait accordé du temps où il travaillait à feu Zurban : « Mon parcours personnel a commencé par une petite vingtaine d'années passées à l'étranger, entre les Etats-Unis, la Belgique, le Maroc, le Japon notamment, puisque mon père est diplomate. Concernant mes études, j'ai une maîtrise de sciences politiques à la Sorbonne, suivie de deux années au Centre de formation des journalistes. Après avoir décroché mon diplôme, je suis entré à Europe 1, où j'ai passé environ six ans. J'en suis parti pour intégrer Gault&Millau, où j'ai passé un peu moins de trois années, à travailler aussi bien pour le magazine que pour le guide. Je suis à mon compte depuis maintenant deux ans et demi… » Présentement il chronique dans «Le Parisien», il cause dans le poste sur RTL, il collabore aussi aux guides du Fooding et aux Carnets de route de la revue «Omnivore». Notre rencontre, d’abord électronique, fut de celles que je préfère, spontanée, fruit du hasard. Je venais de lire l’essai qu’il venait d’écrire avec Bénédict Beaugé « Les cuisines de la critique gastronomique » au Seuil et lui m’avait croisé à « Terre de Gaillac » alors que je prenais la clé des champs. Nous nous sommes retrouvés au Baratin sur les hauts de Belleville. Merci Sébastien de m’avoir consacré un peu de temps.
* Henri Gault disait que la critique doit «devancer le vent»
1ière Question : « La comparaison, surtout avec la presse anglo-saxonne, souligne la faiblesse générale de notre presse nationale. Celle-ci souffre d’une part, d’un gros « déficit déontologique » et, de l’autre, d’une sorte de malformation congénitale, son penchant pour les papiers d’opinion au détriment des hards facts, de l’enquête et du reportage » écrivez-vous mais, comme plus de 61% des Français * jugent que les journalistes ne sont pas indépendants face aux pressions du pouvoir et de l'argent, le journaliste gastronomique, qui a déjà bien du mal à convaincre qu’il fait un travail sérieux, n’est-il pas, après tout, que l’extrême pointe de l’archipel du métier de journaliste « à la française » ?
Réponse de Sébastien Demorand :
Sans doute, oui. Ce que nous avons cherché à montrer, à travers l’exemple de la presse gastronomique, c’est ce qu’elle nous dit, plus généralement, de l’état de la presse « culturelle » ou de loisir, voire de la «grande presse », sérieuse, reconnue, institutionnelle. Le livre commence en l’occurrence par un exemple tiré de la chronique musicale : c’est bien la preuve que nos interrogations traversent un grand nombre de secteurs différents du journalisme culturel sinon du journalisme tout court. La question, notamment, de la différenciation entre le journalisme pur et dur (dont le reportage serait l’aboutissement idéal) et le travail des éditorialistes nous apparaît flagrante. Pour revenir à la presse gastronomique française, on a pu avoir le sentiment qu’elle était plus attachée à l’éditorialisation de ses points de vue qu’à leur argumentation factuelle.
2ième Question : Des journalistes qui font des ménages, des voyages de presse et qui s’arrangent avec le ciel, mais le lectorat n’a-t-il pas« pris dans son ensemble […] que ce qu’il mérite… L’immense majorité, bercée par le discours sur l’excellence française dans ce domaine, persuadée de posséder la science infuse, ne demande rien, n’a aucune exigence. » Tous bons à mettre dans le même sac Sébastien Demorand ? En dehors du « guide sourd-muet » * point de salut…
Réponse de Sébastien Demorand :
Absolument pas, au contraire ! Nous ne disons pas qu’en dehors du Michelin, pour ne pas le nommer, il n’y a point de salut. Simplement, Bénédict Beaugé et moi-même nous interrogeons sur la volonté du public d’en savoir plus et d’en savoir mieux sur les questions liées à la gastronomie. Il ne s’agit pas, demain, d’être tous des spécialistes de la poule de Houdan ou du navet noir de Pardailhan. Mais simplement d’arriver à nous interroger, régulièrement, avec le concours de la presse, sur ce que sont les enjeux alimentaires, gastronomiques et donc culturels d’aujourd’hui comme de demain. Prenons un exemple tout bête, mais qui, à mes yeux, symbolise les manques qui sont les nôtres. Lorsqu’aux Etats-Unis, tout récemment, les Obama décident de lancer, avec le soutien appuyé de la fameuse « cheffe » californienne Alice Waters, un potager bio de 350m2 à la Maison Blanche, le sujet est aussi traité par les reporters gastronomiques des grands journaux comme le New York Times. Qu’est-ce qu’ils vont faire pousser, comment mange le président, aime-t-il les betteraves, le surplus de légumes ira-t-il réellement aux SDF de Washington ?... Plein de questions, toutes simples, toutes bêtes, encore une fois, mais qui nous disent quelque chose des mutations de la culture gastronomique des Américains — ou du moins de certains d’entre eux — et de la façon dont leur presse en fait état. Revenons chez nous, maintenant : vous les avez entendues se déchirer, ces derniers mois, ces dernières années, nos grandes plumes, à propos du coupage du rosé ou des menaces sur le camembert au lait cru ? Un écho par ci, un entrefilet par là, au mieux un article isolé : il faut donc se tourner vers des univers comme la blogosphère, où la spécialisation est particulièrement marquée, pour chercher et trouver des informations dont la « grande presse » ne veut pas. Ou qu’elle n’a pas les moyens de s’offrir. Ou dont elle n’a tout simplement jamais entendu parler. Pour résumer, Bénédict et moi-même avons le sentiment qu’il y aurait tellement plus à faire dans la presse « traditionnelle » pour continuer d’accompagner les évolutions gastro-culturelles d’aujourd’hui, ou tout simplement les raconter. Songez simplement à l’Observer Food Monthly, en Grande-Bretagne, le remarquable supplément mensuel du Guardian consacré à la cuisine et au vin : où est l’équivalent français, signé Libé, le Monde, le Figaro ou je ne sais qui ? Nulle part. Il n’existe pas. Tout est dit…
3ième Question : « Comme le hamster dans sa cage, la gastronomie française – et, avec elle, la critique, naturellement – tourne donc en rond, encore et encore… » Entre esprit de révérence vis-à-vis des grands noms, la posture « j’m’enfoutiste » de quelques « poujados » du bistrot et le dadaïsme gastronomique d’une frange de la critique, rassurez-nous Sébastien Demorand, il doit bien avoir un espace de liberté à défricher, où le food journalist pourrait à la fois exercer sa sagacité, sa curiosité, redonner envie au grand public, sortir la gastronomie de « l’art officiel » : et si c’était sur le Net que ces champs nouveaux, potentiellement porteurs, existaient ?
Réponse de Sébastien Demorand :
Des champs nouveaux, potentiellement porteurs, je suis tout à fait d’accord. Mais à une condition, c’est que les nouveaux médias ne soient pas uniquement un espace pour accueillir une « vieille » parole médiatique ! La plupart des blogs culinaires sont malheureusement, aujourd’hui, assez tristes — ou disons qu’on peut rire de certains au 38e degré ! Plus sérieusement, j’ai l’impression qu’il ne suffit pas de dire « nouveau média » pour avoir forcément un nouveau traitement médiatique des infos. Qu’apporte le web 2.0 à la gastronomie française aujourd’hui ? On peut laisser des commentaires après les posts ? C’est énorme ! Et sinon ? On peut filmer ses repas au restaurant ? Très bien, c’est plus ou moins neuf, ça fait bien rigoler les apprentis François Simon, mais ça nous dit quoi au fond ? De la cuisine d’un chef, de ses influences, parcours, trajectoires, envies, inspirations, rencontres ? Encore une fois, sur le web comme ailleurs, les choix journalistiques sont fondamentaux. On peut se contenter de dire « j’ai mangé là, la serveuse était jolie, le tartare était nul » en mettant en ligne son addition, mais on peut aussi avoir envie de faire plus et de faire mieux. Qu’on se comprenne bien : je ne joue pas au vieux con qui vous serine l’air du « c’était mieux avant » ou qui se plaint des « bloggeurs-qui-détestent-les-vrais-journalistes qui veulent me piquer mon boulot ». J’essaie juste d’analyser ce que je vois, de comprendre pourquoi l’espace du web gastronomique français est aussi peu « journalistique » — deux ou trois exceptions venant bien entendu confirmer cette petite règle. Ouf, vous voyez qu’il y a de l’espoir !
Petite Question subsidiaire : Sébastien se quitter sans parler jaja ça risquerait d’être mal perçu par mes lecteurs. Au débotté, ton vin du moment ?
Réponse de Sébastien Demorand : La boutanche? Et si on disait simplement que j'ai eu l'occasion de (re)goûter récemment les vins produits par un ami à moi en Languedoc, Jean-Yves Chaperon, du domaine des Chemins de Carabote www.carabote.com , avec notamment un 100% Carignan en vin de pays du Mont Baudille à tomber par terre de fraîcheur et de gourmandise.
Sinon, un chenin d'Ardèche, de mémoire, goûté au verre hier au... Baratin !