Pour ranger mes tonnes de livres j’avais fait l’acquisition, aux Puces de Saint Ouen, d’un superbe et authentique meuble-bibliothèque Louis XVI, à la patine blanc de gris bleuté, rien que pour ses portes grillagées. C’était mon seul luxe ; un luxe qui d’ailleurs n’en n'était pas un puisque je n’avais fait là que réaliser un rêve d’enfant : je ne sais pourquoi j’ai toujours voué aux portes grillagées des bibliothèques une vénération absolue. Garde-manger de la pensée, je voulais préserver mes livres sans pour autant les enfermer, les couper de la vie. Mes explications embrouillées firent beaucoup rire Jasmine qui s’émerveillait déjà de la proximité de tous ces livres pour son petit. Le reste du mobilier était quasi-monacal. Sur les murs, pour la première fois de leur existence les tableaux, que j'avais achetés au gré de mes errances, trouvaient enfin place. La soixantaine venue, moi aussi, pour la première fois, je m’installais. Mon statut tout neuf de futur père, sans épouse, m’allait comme un gant. Le dénouement au point haut de mon portefeuille boursier, en dépit de la ponction opérée par l’achat de la maison, me mettait à la tête de liquidités que je décidai de gérer moi-même. Le temps des folies, pour ça aussi, était terminé, je voulais engager tout ce fric dans des activités, certes moins juteuses, mais qui donneraient un peu de sens à ma vie chaotique. Après les valeurs volatiles des brokers déjantés j’aspirais aux valeurs pérennes et, dans mon imaginaire, la vigne incarnait le mieux ce ré-ancrage à la réalité.
Jasmine, profitant de mon anniversaire, me dotait de ce qui se faisait de mieux en matière d’ordinateur ultra-portable et de joujoux de communication. « Tu as l’âme d’un nomade, alors lorsque tu iras planter ta tente loin de moi tu garderas ainsi le lien avec notre petit Louis… » Plongé dans l’édition du Monde électronique je lui fis remarquer avec une légère pointe d’ironie que ce prénom était aussi celui du petit de Cécilia et de notre Président. Face à l’outrage elle se regimbait en agitant son écumoire – Jasmine fourmi se consacrait à la confection de confitures et toute la maison embaumait des odeurs sucrées des fruits de saison – « mais qu’est-ce que tu me chantes-là beau légionnaire – Jasmine, après lecture de mon manuscrit, avait repris à son compte l’appellation chère à Chloé – moi je ne barbote pas dans Voici ou dans Closer et je ne vais pas chercher le prénom de notre fils dans la rubrique mondaine des peoples. Moi je suis une fille toute simple : vu ton allergie « native », comme tu l’as écrit, je ne pouvais prénommer notre enfant Benoît, comme toi, alors j’ai choisi Louis, comme ton grand-père, car j’ai oublié le prénom de ton père, comme ça c’est comme si le petit reprenait la tête de ta lignée… » En l’écoutant, pour la première fois depuis notre fameux pacte, je prenais pleine conscience que j’allais laisser derrière moi un petit qui porterait mon nom. L’idée même de cette transmission ne m’avait jamais effleuré.
Pour écrire j’aime la nuit, son silence, sa tiédeur, son flouté, sa capacité à donner au territoire de mon imaginaire une profondeur, du champ ; elle m’enveloppe, me borde, pèse sur mes épaules, j’y suis chez moi et j’y suis bien. Reprendre le fil de mon récit, interrompu par notre départ précipité de Corse, me semblait vain. Rien que de la poussière, et encore oubliée, aspirée puis dispersée par la fuite du temps. Le tintamarre du présent déversé à jet continu, en direct, avec une frénésie inquiétante, par des canaux irrigants la terre entière, ne laissait plus le temps de la réflexion. Les écrans plats, tels des gargouilles modernes, affichaient de sinistres comptabilités, des attentats, des pandémies, des tueries, avec une linéarité qui les rendaient froides, aseptisées, sans épaisseur humaine. Mon retrait du court de la vie, ce long isolement, cure de désintoxication, rendait le choc encore plus rude. Pour autant, je ne me réfugiais pas dans mon attitude favorite, l’évitement. J’affrontais. J’assurais. Je lisais. Ma boulimie de lecture se révélait être le meilleur antidote à mon aquoibonisme congénital. J’opérais des razzias dans mes librairies favorites et, environné de piles branlantes, je m’imprégnais de vraie vie, puisais dans l’imaginaire des autres des raisons de continuer. Parfois, pour lire, j’allais m’allonger aux côtés de Jasmine. Ses hanches s’ouvraient. Elle s’arrondissait. Elle resplendissait. Quand elle s’endormait, que sa respiration régulière faisait onduler le drap, je me laissais aller de nouveau à explorer mes souvenirs et l’envie d’écrire me revenait.