Goûter le vin http://www.berthomeau.com/article-31561023.html, le déguster, l’enluminer de mots, de qualificatifs, le noter même, pour guider le choix de connaisseurs, d’amateurs ou de simples consommateurs : vaste programme ! aurait sans doute proclamé le Général qui ne crachait pas sur son vin quotidien et n’aimait rien tant que proclamer sa singularité, c’est le métier de la critique au sens de la critique littéraire ou cinématographique. L’ami Jacques Dupont Merveilleux du Vignoble http://www.berthomeau.com/article-22333999.html l’exerce dans le Point avec pertinence, tranquillité, loin du tam-tam médiatique, et surtout une humanité qui met les vins dégustés en perspective. Loin du pur jargon d’expert Jacques sait mêler Histoire et histoires, il s’intéresse à la chose publique, à la vie des vignerons, aux grandes tendances de notre société. Dut-il en rougir, il fait parti pour moi de la petite poignée d’hommes qui, au cours de ces 20 dernières années, ont œuvré pour sortir le vin de son ghetto esthétisant et le replacer à nouveau dans l’imaginaire populaire.
Hasard du calendrier sitôt ma chronique La « tension » du vin selon Jacques Dupont Merveilleux du Vignoble en dégustation à Bordeaux publiée je reçois de mes amis de Sève La Dégustation : Discuter, ne pas se Disputer que bien sûr je m’empresse de mettre en ligne http://www.berthomeau.com/article-31641753.html Et là, par la grâce de Goulebeneze, qui assurément à la goule bien pendue, le débat s’instaure avec l’ami Michel, ça décoiffe ! Normal, il s’agit d’une forme particulière de la dégustation qui, de part sa fonction de tri, et sa tendance à la normalisation, met le feu aux esprits. J’aime le débat. J’aime plus encore faire avancer les causes qui me paraissent justes. Alors, si la CNAOC s’engage prudemment mais résolument, sous la houlette de l’ami Pierre Aguilas, sur le bon chemin je ne puis que m’en réjouir, applaudir des deux mains.
Donner la parole à Jacques Dupont m’apparaissait donc relever de la pure évidence. Il s’est soumis à mes 3 Questions avec un Bis pour la 3ième. Merci Jacques et, assurément, à une autre fois pour prolonger le débat. L’art de la conversation fait partie intégrante du Bien Vivre que notre petite Amicale s'efforce de promouvoir (voir N° 49 Wine News à droite en haut du blog).
Question N°1 :
Jacques, nous sommes bien sûr sur la lancée de ton n°spécial Bordeaux 2008. Si j’ai bien lu ton commentaire sur ma chronique, les vins patapoufs, comme ceux du millésime 2003, ne sont pas vraiment ta tasse de thé. Je t’avoue que ça m’a fait sourire car, dans mes années culottes courtes, sur le Pèlerin de ma pieuse tante Valentine, je suivais les aventures de Pat’Apouf de Gervy. Mais revenons à ce millésime 2008 où pour les rouges, qui mettent en avant une certaine acidité et des tanins un peu vifs, tu avoues aimer assez ce profil. Finesse, vivacité, acidité d’un côté, le charme discret de la vieille Europe, de l’autre : embonpoint, apathie, sucrosité ou pour être plus sympathique : poignées d’amour, richesse et confiture, le résistible attrait du Nouveau Monde… Suis-je trop réducteur, ai-je trop extrait ?
Réponse de Jacques Dupont :
Tu es un peu réducteur et beaucoup provocateur, ce n’est pas une révélation. Le problème n’est pas Nouveau Monde contre vieille Europe. Il est dans la transposition d’un modèle universel qui a fonctionné largement naguère, continue de fonctionner mais peut-être un peu moins aujourd’hui. J’aime les vrais chiantis aux senteurs de violette et de résine, un peu rugueux en bouche qui me parlent de chez eux. Les super toscans faits de merlots trop mûrs déglacés à la barrique made in France m’ennuient. J’aime les vins du Dao que j’ai « explorés » en 2008 pour le Spécial Vins du Point. Si tu le permets, je me cite c’est moins fatiguant : « Le Dao est au centre du Portugal, un peu à l’écart, bordé par des montagnes. A l’ouest, la Serra do Caramulo, au nord, la Serra da Nave et à l’est, le massif le plus haut du pays, la Serra de Estrele, la montagne des étoiles. Elles constituent des barrières naturelles aux intempéries venues de l’Atlantique ou aux vents brûlants du continent. Le vignoble s’étale sur les pentes. Rien que du granit, dégradé en surface et fissuré en sous-sol. Des conditions idéales pour faire du vin typé, original, de terroir. C’est bien ce que nous avons dans l’ensemble trouvé. D’autant que les cépages sont « indigènes » : touriga nacional originaire du Dao mais que l’on retrouve aussi en Porto, tinta roriz, qui est le tempranillo en Espagne, le cépage de la Rioja, ou le racé alfrocheiro au nom difficile à mémoriser mais dont on se rappelle mieux les saveurs poivrées… Rien à voir avec les vins internationaux, lourdingues, vanillés comme des Danette (à la vanille), produits dans le Nouveau Monde avec les cépages de Bordeaux ou du Rhône. »
J’aime les sauvignons simples de Nouvelle-Zélande qui te désaltèrent comme un sorbet au citron vert, les pinots noirs de l’Orégon, les cabernet franc de Tracey et John Skupny en Napa Valley ou les syrahs de Sean Tackrey à Bolinas… En France aussi on a notre Nouveau Monde. Pendant un temps, c’était la course à celui qui vendangeait en dernier pour être certain d’avoir des raisins encore plus en sur maturité que le voisin. On en revient, tant mieux. Les déviations aromatiques que l’on a trouvées au bout de quelques années dans certains de ces vins à Saint-Emilion, en Bourgogne aussi quand une certaine mode était d’avoir des rouges issus de pinot noir aussi colorés que des tannat de Madiran (je ne parle pas de certains blancs qui s’oxydent plus vite qu’une pomme coupée) et partout ailleurs ont contribué à rendre les gens plus raisonnables. Dans le Sud, ici ou là, on m’explique qu’il est impossible de faire du vin avec du raisin mûr en dessous de 15°. Peut-être ! Mais j’ai bien plus de plaisir à boire les vins d’Olivier Jullien (coteaux du Languedoc) qui ne font que 13°. Comment fait-il Olivier ? Il cherche. Il ne s’est jamais contenté d’une seule et unique réponse.
Dans ta chronique, tu me chambres sur l’usage du mot tension et de son adjectif tendu. Je l’ai volé à mon ami Philippe Bourguignon (sommelier et directeur du Laurent à Paris) un jour que nous étions en Suisse à goûter des vins blancs tranchants comme des Opinel. Tension, cela me fait penser à la cordelette de l’arc, à l’électricité. Bref, je trouvais cela assez facile à interpréter pour les lecteurs. Davantage que fraîcheur qui me semble un peu passe-partout et peut induire une notion de température du vin. J’aime les vins tendus, vifs, parfois un peu granuleux (en rouge) mais il m’arrive de sélectionner en l’écrivant des vins un peu rondouillards (pas patapoufs) car ils peuvent avoir un coté initiatique pour ceux qui découvrent le vin.
Mes racines sont dans le chablisien, là où Philippe Bourguignon a appris aussi à aimer le vin. Je m’en excuse pour ceux que cela agace mais s’il est une région où les mots minéralité et tension ont un sens, c’est bien à Chablis.
Par ailleurs, l’éternel débat sur les mots du vin est un peu ridicule. Jean-Claude Berrouet a dit un jour qu’il pourrait suffire de 12 mots pour tous les décrire. C’est sans doute vrai, sur un plan purement technique. Mais le vin est là pour faire rêver, parler, échanger, délirer aussi un peu (tard le soir), déclencher des émotions ou du moins des sensations. Nous essayons de le faire du mieux que l’on peut. C’est parfois maladroit, répétitif. Le pire serait l’abstinence.
Question N°2 :
Dans ta notice sur Pontet-Canet – coup de cœur et 17,5 – tu écris « Virage à fond donc vers une agriculture respectueuse, biodynamique qui faisait rigoler les voisins jusqu’à… Les temps changent et les mentalités aussi, poussées par le vent de la nécessité. Désormais, un peu partout dans les grands crus, on nous annonce que, discrètement, on essaie, on s’initie à des pratiques culturales bios… » Alors Jacques, effet de mode ou véritable mouvement de fond ? Sans trahir la discrétion qui sied si bien aux GCC pourrais-tu nous en dire un peu plus ?
Réponse de Jacques Dupont :
En 1989 ou 90… Pierre Crisol et moi avions pris la défense de la biodynamie en mettant en vedette Nicolas Joly (qui l’a un peu oublié depuis) et Noël Pinguet (qui a très bonne mémoire). Je me souviens d’articles parus « ailleurs » faisant la démonstration de la totale inefficacité de la biodynamie. Nous nous faisions flinguer, traiter de mystiques etc. Il n’y a pas si longtemps, en 2001 je crois, je suis revenu à la charge dans Le Point. J’ai reçu une avalanche de lettres, souvent des retraités de l’INRA, m’expliquant que j’étais un benêt. C’est fou comme l’INRA compte de retraités qui n’ont rien d’autre à faire que d’écrire des lettres, me disais-je cette année-là. N’ont-ils donc pas appris à jardiner pendant tout ce temps passé au service de notre agriculture nationale m’ajoutais-je ! A Bordeaux, parler de bio ou de biodynamie dans les crus classés revenait voilà peu à évoquer l’usage du préservatif au séminaire devant Benoît XVI. Surtout dans le Médoc… La rive droite avec Alain Moueix et son délicieux château Fonroque, Régis Moro en côtes de Castillon avaient pris un peu d’avance. Alain était autrefois très isolé. Signe des temps, il est aujourd’hui président des crus classés de saint-émilion. C’est vrai que le climat est tout de même moins favorable à la bio qu’au Pic Saint-Loup : pluviométrie considérable, influence Atlantique etc. Il faut aussi tenir compte d’un facteur important : dans les grands crus le chef d’exploitation n’est souvent pas le propriétaire. Il a fréquemment au-dessus de lui des investisseurs, des actionnaires, un conseil d’administration, des gens qui manient rarement le sécateur et ont assez peu l’occasion de conduire un enjambeur. Alfred Tesseron, quand il a commencé avec Jean-Michel Comme à Pontet Canet, nous demandait le silence. Les voisins quand ils ont su le vannaient sans ménagement. Jean-Michel essuyait les quolibets ou pire se heurtait à l’indifférence. Mais d’autres faisaient discrètement des expériences (Beychevelle notamment). Depuis cette année, on sent que le vent a tourné. Nécessité commerciale – la clientèle internationale est et sera de plus en plus exigeante en matière de traçabilité, de respect de l’environnement – vraie prise de conscience ou besoin d’allumer des contre-feux face aux quelques analyses publiées ici ou là montrant des traces résiduelles de pesticides ? Peu importe finalement ; l’essentiel est ailleurs. Quand de puissantes machines comme les premiers grands crus classés (Latour met 2,5 ha en conversion biodynamie) se lancent sur une piste, ce n’est pas un détail. En matière de recherche et d’innovation, ils jouent en quelque sorte le rôle des formules 1 pour l’industrie automobile. Si ce type de comparaison, ne t’attire pas, mon cher Jacques, un courrier un peu pimenté, c’est que nous ne sommes plus en France !
Question N°3 :
Quand je reviens de Bordeaux – car moi aussi je vais à Bordeaux, même que cette année j’ai fait la tournée des GCC primeurs – mes amis languedociens, les Terroiristes du Midi et les autres, me font un peu la tête. Jacques, tu me vois venir avec mes gros sabots plein de paille, Bordeaux certes c’est vendeur – ce n’est pas une critique mais un pur constat – mais le Languedoc, dans toute sa diversité, ne mériterait-il pas un tout petit quelque chose de spécial ?
Réponse de Jacques Dupont :
A Bordeaux, tu auras noté que je ne m’intéresse pas qu’aux grandes étiquettes, aux « GCC primeurs ». Même si ce sont celles-ci qui ont inventé la vente en primeur. Cela m’oblige à rester 5 semaines et à déguster beaucoup de vins mais cela permet aussi à des appellations qui n’ont pas la notoriété de margaux – les côtes, les bordeaux simples etc- d’avoir un accès à ce marché et cela permet aussi à mes lecteurs de s’offrir des vins de bordeaux « consommables », pas des flacons de collectionneurs.
Le premier guide que j’ai co écrit avec mon copain Crisol s’appelait « Les vins du Languedoc ». C’était en 1987. A l’époque, on aurait pu se croiser. Quoique, les R5 Renault, du moins celles que nous louait AVIS volaient moins haut que les hélicos ministériels. Et ta chère cave coopérative d’Embres et Castelmaure y figurait en bonne place avec un millésime 1984 ! Je suis d’ailleurs resté fidèle dans mes goûts car avec Olivier Bompas, dans le spécial vins de 2003 nous avons de nouveau sélectionné leur « Grande Cuvée » avec ce commentaire : « Grande pureté de fruit, notes de cassis, confirmés par une bouche fraîche, sur des tanins réglissés, équilibré, long sur le poivre. » Et la note de 15. Depuis cette époque glorieuse -je parle de 1987- je n’ai cessé de m’intéresser au Languedoc. Je ne fais plus de guide national. C’est un travail impersonnel même si on le signe. Seul, il est impossible annuellement de faire le tour complet des appellations. Je préfère cibler et passer davantage de temps dans chacune d’elle (comme disait Vian à propos de le bombe atomique de son oncle « infâme bricoleur » : ce n’est pas la portée qui compte mais l’endroit où ce qu’elle tombe !). Dans Le Point, en plus des chroniques, j’ai au mois de septembre un spécial vins où je passe au crible 13 appellations, 12 françaises et 1 « étrangère ». Il y figure toujours une appellation du Languedoc.
Cela me plait que tu mettes en parallèle Bordeaux et Languedoc. Pourquoi, le monde entier court à Bordeaux pour la « semaine des primeurs » ? Pourquoi l’une a toujours su se vendre – même si régulièrement on annonce la fin du système bordelais – et pas l’autre ? Pourquoi commercialement le Languedoc est en panne depuis si longtemps ? Nous avons tous des éléments de réponse et toi le premier. Mais c’est assez curieux de constater que souvent on en rejette la faute sur l’extérieur. Là encore, toi le premier à me dire le Languedoc « ne mériterait-il pas un tout petit quelque chose de spécial ? » Je ne vais pas faire d’énumération mais j’ai fait plus que du « tout petit » pour cette région et je ne suis pas le seul. Pendant un temps, c’était le rendez-vous obligatoire le Languedoc. La presse, les acheteurs anglais, les cavistes… C’est retombé, sauf pour les grands vignerons, ceux qui savent faire du vin et le vendre au bon prix. J’ai de grands regrets pour d’autres. Je pense à la cave de Saint-Saturnin et sa cuvée Seigneur des Deux Vierges. Un régal ! Le directeur de la cave et son conseil d’administration avaient demandé de gros efforts aux vignerons pour produire cette cuvée. La commercialisation n’a pas permis de les rémunérer convenablement. « A quoi sert un grand vignoble si n’êtes en mesure de la vendre » demandait en 1600 Olivier de Serres. Rien n’a changé.
Question N°3 bis :
Les vignerons de Sève, lors du dernier Congrès de la CNAOC, à propos du débat sur la place de la dégustation, déclarait : « Déjà Joseph Capus, fondateur de l’INAO, hésitait sur la place de la dégustation : en 1906 il écrit : « On demande à un vin connu le retour de certaines sensations gustatives agréables déjà éprouvées ». Mais en même temps : « la dégustation malheureusement n’est pas une science, elle est impuissante à exprimer ses appréciations en caractères objectifs et concrets. (…). Les divers éléments du vin, l’arôme, le bouquet, la saveur, la sève que la dégustation perçoit ne peuvent s’apprécier d’une façon tangible par le nombre et la mesure. » Qu’en penses-tu Jacques ?
Réponse de Jacques Dupont :
Dans mon supplément Bordeaux, je cite Lucien Guillemet, vinificateur et propriétaire de Boyd Cantenac : « on sait depuis longtemps que le plaisir n’a rien à voir avec la taille… » Plus sérieusement, je pense que SEVE pose bien le problème de l’appellation contrôlée. Hélas, il est un peu tard. Roger Dion, historien et géographe avait dés les années 1950 soulevé quelques unes des questions reprises par SEVE. A l’époque, le monde viticole lui avait répondu sur l’air de la mauvaise foi. Ce serait bien qu’au travers de SEVE, on entende aujourd’hui ce qu’il disait il y a un plus d’un demi-siècle. On a divinisé le terroir en tant que sol au lieu de placer l’homme au cœur de l’action. C’est dans l’interprétation par le vigneron d’un sol favorable à la vigne que se définit le terroir. A partir de là, la querelle sur la typicité ressemble à celle de l’œuf et la poule.
C’est vrai, si on prend l’exemple de la Bourgogne, que tel premier cru correspond à des critères communs. Je veux dire que Rugiens à Pommard ou les Preuses à Chablis ou les Genévrières à Meursault peuvent être définis avec des adjectifs précis. Ce n’est pas stupide d’affirmer que les tanins des margaux sont plus soyeux que ceux des Pauillac. Personnellement, je pense reconnaître facilement un champagne en provenance de Chouilly et un autre du Mesnil et pourtant ce sont tous les deux des chardonnays. Le nier serait imbécile. Mais dans l’expression d’un Champagne du Mesnil, on va trouver la signature du vigneron. Un Mesnil de Moncuit par exemple ne ressemble pas à celui de Peters. Je n’ai pas envie d’aller plus loin.
La « divinisation » des terroirs telle que nous l’avons vécue a d’autres conséquences. Plus graves. Mais c’est un autre débat… Si tu m’invites, j’y répondrais.