Ce matin je verse au débat cet intéressant texte de Sève, présenté par Marc Parcé, lors d’une table ronde sur la dégustation organisée par la CNAOC lors de son AG de Carcassonne.
La réforme de l’AOC, bien que sortant la dégustation des vins de la place centrale qu’elle avait puisqu’il n’y a plus agrément des vins, mais habilitation des domaines, remet pourtant cette question, pour l’instant, au centre de nos préoccupations. Formation des dégustateurs, fiches de dégustation, définition des défauts, caractérisation éventuelle d’un « air de famille », budgets, validité juridique de la procédure et des éventuels refus : c’est au goût du jour !
« Des goûts et des couleurs… il ne faut pas discuter », dit en latin ce qui est devenu un proverbe, d’origine médiévale. Et pourtant, nous ne faisons que cela, quotidiennement, que ce soit de ce que nous mangeons, de la façon dont nous nous habillons, de films, de nos préférences musicales, amoureuses…et bien sûr, du vin…en famille, entre amis, au restaurant, ou… dans les dégustations qui ne sont plus d’agrément. Car il faut bien admettre que sur tous ces sujets, si nous en discutons, et donc n’obéissons pas du tout au proverbe, c’est que nous sommes rarement unanimes, en particulier sur ce que nous préférons. Mais une part de vérité, et de la difficulté, est peut-être dans l’ambiguïté de la traduction du proverbe qui en latin se dit : « De gustibus et coloribus NON EST DISPUTANDUM ». Alors, il ne faut pas en discuter, ou ne pas s’en disputer ?? Car en français, le mot disputer vient du latin disputare, qui se traduit d’abord par discuter, puis par extension….se disputer, se fâcher. Tant nous savons tous que le délai peut être court, de la discussion à la dispute… Alors, le dicton nous dirait-il que c’est-ce par crainte de la dispute qu’« il ne faut pas discuter » ? Si oui, pourquoi, ce danger ?
Que vient faire une discussion étymologique sur un mot latin en Assemblée Générale de la CNAOC ? Eh bien, cette locution médiévale porte en elle toute la modernité des enjeux de la dégustation dans notre profession.
Déjà Joseph Capus, fondateur de l’INAO, hésitait sur la place de la dégustation : en 1906 il écrit : « On demande à un vin connu le retour de certaines sensations gustatives agréables déjà éprouvées ». Mais en même temps : « la dégustation malheureusement n’est pas une science, elle est impuissante à exprimer ses appréciations en caractères objectifs et concrets. (…). Les divers éléments du vin, l’arôme, le bouquet, la saveur, la sève que la dégustation perçoit ne peuvent s’apprécier d’une façon tangible par le nombre et la mesure. »
Nous sommes continuellement dans cette contradiction, tiraillés entre ce que nous vivons tous les jours, notre expérience intime de ce que le goût peut avoir de très personnel, et une pression sociale, professionnelle, pour une approche « objective », une norme « scientifique », du goût du vin.
Nous vous proposons d’essayer de distinguer les différents termes de cette contradiction, et d’explorer brièvement les pistes éventuelles de son dépassement. Pour parvenir à en discuter sans disputes.
Nous allons donc aborder : le point sur les connaissances scientifiques sur le goût, les jurys de dégustation, l’histoire de la typicité dans la dégustation d’AOC et la question de l’ « air de famille », la législation européenne. En conclusion, dans quelles directions travailler, dans quelles impasses éviter de se fourvoyer, quels enjeux juridiques, quelques conséquences concrètes.
LES CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES SUR LE GOUT
Aborder la question de la dégustation sans chercher à savoir ce que les travaux scientifiques récents en disent n’est pas satisfaisant, notre profession doit faire preuve de sérieux. Il y a autour de ce mot, le « goût », une ambiguïté fondamentale, qui ne doit rien au hasard. La plupart du temps, on utilise ce mot en confondant la nature objective du produit lui-même, et la perception de celui qui le goûte, en faisant comme si l’objectivité du produit, son caractère physico chimique unique et indiscutable, pouvait déboucher sur une objectivité, une unité, un consensus descriptible et fiable de son appréciation par plusieurs personnes. Mais le « goût d’un vin », c’est la rencontre entre un verre de vin qui a effectivement ses propriétés physico-chimiques intrinsèques, les mêmes pour tous au même moment, et le goût de chacun des goûteurs…personne n’ayant le même goût. Le goût du même vin n’est le même pour…personne, ni dans les perceptions qu’il crée, ni dans les émotions (plaisir/déplaisir) que ces perceptions déclenchent. Le professeur Patrick Mac Leod, chercheur en neurobiologie sensorielle qui travaille depuis des années sur ces questions, et a créé l’Institut du goût avec Jacques Puisais, l’explique : « le goût n’est pas une propriété intrinsèque du produit qui, lui, est invariant ; c’est le résultat d’une confrontation avec nos récepteurs et notre cerveau. Ce que chacun sent, c’est le dessin d’une partie de lui (ses récepteurs), réveillée par ce qu’il a mis dans sa bouche. Le goût du vin dépend donc autant du dégustateur que du vin lui-même. » Et pourquoi ? Parce que de tous les sens qui concourent à former une appréciation gustative, l’odorat (olfaction et rétroolfaction) et le goût (perception des saveurs) sont ceux qui ont le plus de variabilité génétique individuelle. Quand quatre gênes codent notre perception des couleurs, ce qui fait que nous voyons à peu près tous la même chose, c’est 347 gênes qui sont dédiés à l’olfaction, dont 50% sont différents d’un individu à l’autre. Mc Leod dit ainsi : « Dans ces conditions, il est rigoureusement impossible de sentir pareil et de s’entendre sur un vocabulaire approprié. »
Quand en plus on sait que le plaisir, ou le déplaisir, déclenchés par ces perceptions déjà très personnelles dépendent étroitement de l’histoire de chacun (la confiture de grand-mère, la punition par les épinards, le parfum de son premier amour…), on commence à toucher les limites de la recherche d’une « objectivité » ou d’un consensus par des jurys de dégustation.
Alors oui, « il ne faut pas discuter des goûts », si nous oublions cela, si nous pensons que tout le monde goûte comme nous, si nous pensons que nous sommes la référence en la matière, si nous nions l’autre et son identité. La dispute sur le goût vient de la négation de l’autre, soit par ignorance, soit par prétention.
LES JURYS DE DEGUSTATION
Mac Leod : « Les autres ne perçoivent pas les mêmes odeurs que vous. Aussi, chacun a-t-il le droit d’avoir ses mots pour traduire ses perceptions ». « Deux dégustateurs ont naturellement tendance à penser qu’ils perçoivent la même chose puisque rien ne vient les en détromper. Ils recherchent le consensus dans les mots utilisés pour décrire le vin ». « Nous avons cette dure vérité à digérer : en matière de goût les repères qui pourraient nous amener à trouver un consensus se réduisent à bien peu de choses. Il y a seulement quatre petits domaines de consensus parmi une infinité de saveurs. Un petit nombre de produits sont amers pour tout le monde, acides pour tout le monde, etc.. » A une journaliste qui lui pose la question de ce qu’on entend régulièrement dans des dégustations « « je ne suis pas très doué, je ne dois pas avoir le goût très développé », Mc Leod répond : « Ces personnes s’appliquent à analyser ce qu’elles sentent dans le sens du consensus qu’on leur demande et elles n’y arrivent pas. »
Un autre scientifique, Marc Danzart, chercheur et professeur à Ecole Nationale Supérieure des Industries Agroalimentaires, qui a mis au point la méthode statistique de la cartographie des préférences, et travaille pour des industriels à la recherche de l’adéquation produit/marché, expliquait récemment dans un colloque à Paris : « il faut quatre mois pour entraîner un panel de cinq à six personnes à l’analyse sensorielle, et cela sans arriver à un consensus sérieux » « pour ce qui est du travail sur la préférence des consommateurs, il faut un panel de 120 personnes minimum, pour un segment de marché. »
TYPICITE ET AIR DE FAMILLE
Le mot, et le concept, de typicité, sont très récents. Leur origine n’est pas dans un travail scientifique sur le terroir, dans une recherche fondamentale sur l’AOC. C’est une proposition de stratégie commerciale datant du début des années 1990, qui repose sur un cocktail d’erreurs, et qui a fait faillite, est-il besoin de le prouver aujourd’hui ? Le raisonnement était le suivant : la concurrence internationale va être très dure sur le marché du vin, nos terroirs sont inimitables, faisons en sorte que le goût de chaque AOC soit toujours typique, reconnaissable par les acheteurs, et nous gagnerons la bataille. L’erreur est à tous les niveaux : ce raisonnement ne tient pas compte de la nature de l’AOC. Pour les qualités intrinsèques d’un vin : comme l’a expliqué depuis Christian Asselin, de l’INRA d’Angers, il y a au moins trois variables importantes dans l’expression du terroir d’une AOC : la variabilité terroir interne à l’aire délimitée, l’effet millésime, le facteur humain. Pour rendre homogènes, « typiques », les vins, la solution proposée revenait à éliminer ces variables, donc à éliminer…le terroir, en « homogénéisant les itinéraires techniques à la vigne et à la cave ». Le résultat a été : bouteille témoin, recherche de la standardisation, élimination des vins non seulement à défaut, mais différents, la différence étant assimilée souvent à …un défaut.
Quant à la recherche du produit miracle qui va être reconnu par tout le monde et plaire à tout le monde…voir plus haut. Cela ne correspond ni à ce qu’attend le marché des AOC, ni à la réalité du goût.
Ou on retrouve notre vieux proverbe…La typicité n’a pas été un facteur de discussion, mais de dispute, à partir du moment où c’était un moyen d’exclusion de la différence, de standardisation de l’AOC.
« L’air de famille », à notre avis, n’est fondamentalement qu’une typicité édulcorée. Ce concept nous semble relever des mêmes erreurs fondamentales sur le goût, remises en cause actuellement par la science, et sur le marché. De plus, cela nous semble en contradiction avec la recherche d’une nouvelle authenticité dans l’expression de nos terroirs, en lien avec la réforme des AOC.
LA LEGISLATION EUROPEENNE
Effectivement, le règlement 510/2006 du Conseil de l’Union européenne, étendu au vin par le 479/2008 demande de ce fait la description « pour un vin bénéficiant d’une appellation d’origine, (de) ses principales caractéristiques analytiques et organoleptiques. ». Une fiche technique par produit à indication géographique doit être adressée à la Commission, comprenant « les principales caractéristiques physiques, chimiques et/ou organoleptiques du produit… ». Cependant, les difficultés, voire les impossibilités de telles descriptions fiables et non contestables en matière de goût sont reconnues, y compris sur le plan juridique par le droit des marques. Nous avons par ailleurs obtenu une modification importante de la directive du CAC sur la dégustation, allant dans ce sens. A nous, dans la rédaction des « fiches techniques », de ne pas tomber dans le piège de descriptions trop précises qui n’auraient d’autre sens que donner des bâtons pour nous faire battre. A nous aussi de travailler avec les scientifiques et les juristes pour rendre impossible toute sanction de nos vins sur ce point. Certes les règlements européens existent, mais ne leur faisons pas dire plus qu’ils ne le font eux-mêmes, et soyons compétents pour leur imposer des limites.
EN CONCLUSION : FAUT-IL SUPPRIMER LA DEGUSTATION DANS LE CONTRÔLE DES AOC ?
MAIS NON, bien entendu ! A condition d’en faire un réel outil correspondant à l’éthique, au progrès, de l’AOC : un outil de discussion, de progrès de nos vins, de culture collective, et non de dispute.
Nous ne devons pas sous-estimer les dangers d’un retour de la dégustation « d’agrément », de la typicité sous quelque forme que ce soit. Non seulement cela serait trahir les objectifs de la réforme et replonger l’AOC dans l’échec, mais cela serait très dangereux juridiquement, cela pourrait être aussi un désastre financier pour la profession. Norbert Olszak, professeur à Paris 1 et directeur du master de droit européen de l’agriculture, soulève cette question dans une récente communication. Par exemple, la directive du CAC permet, sans l’imposer, le recours à « l’échantillon de référence ». Outre que cette pratique, selon lui, est « un élément important de normalisation qui risque de ne pas trop favoriser l’admission de variétés », il expose : « l’échantillon doit pouvoir être accessible à tous les opérateurs concernés avant et après les dégustations. En effet, le principe de sécurité juridique exige que les références opposables soient connues à l’avance, et qu’on puisse aussi vérifier ultérieurement la non-conformité en cas de contestation sur des refus d’agrément. De toute façon, on pourrait aisément soutenir qu’il s’agit d’un document administratif communicable en vertu de la loi du 17 juillet 1978. Ceci ne manquera pas de poser de nombreux problèmes techniques et matériels, sans même parler des difficultés de conservation de ces références. (…) Il n’est pas sûr que tout ceci ait été bien pris en compte quand on a songé aux échantillons de référence… »
De même, en cas de refus de vins basés non sur des défauts reconnus juridiquement, étant donné l’évolution des données scientifiques sur le goût et celle de la jurisprudence, la responsabilité juridique des OI ou OC risque d’être lourdement engagée…
Détecter les défauts indiscutables, mais avec un recours possible, s’en servir comme d’une sonnette d’alarme permettant d’aider le vigneron en amont, déguster collectivement pour mieux travailler ensemble et connaître ses terroirs : voilà, pour nous, les seuls objectifs de la dégustation que notre profession doit avoir dans le cadre de la réforme.
Plutôt que de reprendre la voie de la dispute, c'est-à-dire de l’exclusion des autres vins, des autres vignerons, par la recherche forcément vaine, et forcément génératrice d’injustice et d’appauvrissement, d’un consensus impossible sur le goût, la profession a tout intérêt à tirer un trait sur cet épisode. A s’ouvrir aux débats d’aujourd’hui sur ces questions, à travailler avec les nombreux scientifiques, consommateurs, amateurs, prescripteurs, compétents dans ces domaines, et amoureux du vin.
Et tourner cette page, laisser tomber cette illusion, n’est pas un drame.
Admettre qu’il ne faut plus chercher le consensus sur le goût, ce n’est pas renoncer à l’esprit collectif de l’AOC, c’est, au contraire, comme le relevait l’article sur Mc Leod dans « Bourgogne aujourd’hui », le journal du BIVB, « la porte ouverte à tous les échanges, tous les débats. Comme le vin stimule nos centres du plaisir : il reste le sujet d’inépuisables échanges, plaisants et conviviaux. Avec au passage une claque pour les gourous, ceux qui voudraient que leur goût soit aussi le nôtre. Voilà qui nous éloigne aussi de l’époque où l’on nous dressera la formule chimique du vin idéal. Le portrait moléculaire de la bouteille implacable que tout le monde appréciera n’existe pas. Qui s’en plaindra ? La part de magie et de poésie de la rencontre entre un homme et un vin demeure. »
On pourrait ainsi dire : des goûts et des couleurs (du vin), il faut en discuter, pour ne pas se disputer » ???
SEVE
Le 18 mai 2009