Sous le président Pompe, en dépit de l’obsession de l’ordre et la parano des complots de son Ministre de l’Intérieur Marcellin, entrer dans un immeuble cossu des Invalides tenait du jeu d’enfant. Les digicodes n’existaient pas et il me suffit d’exhiber ma carte tricolore sous le nez de la pipelette pour que la voie qui conduisait au nid d’amour de Gustave soit ouverte. Dernier étage, un duplex avec terrasse, l’ascenseur embaumait le jasmin et nous étions gais comme des pinsons. D’Espéruche nous avait rejoint pour le dessert et il avait compensé son handicap alcoométrique par rapport à nous en s’enfilant, avec des mines de colonial luttant contre le palud, une ligne d’Armagnac d’un âge canonique. Allions-nous adopter la ligne dure du genre : « Ouvrez police ! » ou la méthode pépère d’employé du gaz : je sonne ? D’Espéruche, vicelard, nous vendit, sans grande difficulté, l’intrusion par surprise. « Rien ne vaut la prise sur le vif pour déstabiliser l’adversaire… » De sa petite trousse en cuir il tira ses instruments chirurgicaux et, avec des gestes d’une grande précision, il crocheta la serrure en moins d’une minute. Dans le hall d’entrée, plus grand qu’un F3 de la Courneuve, aux murs laqués de noir, une paisible vache normande naturalisée se contemplait dans un grand miroir alors que deux mannequins de vitrine asexués, nus, assis sur une bergère nous fixaient de leurs regards vides. D’Espéruche murmurait « c’est un lupanar…»
Notre intrusion laissa de marbre une grande sauterelle, pieds-nus, aux cheveux longs et sales, clope au bec, en salopette bleue constellée d’encre, qui tirait des tracts sur une vieille ronéo hoquetante. À ses côtés un jeune boutonneux, gras et bas du cul, boudiné dans un jeans, ne prit même pas la peine de se retourner pour nous lancer « si c’est pour Gustave vous feriez mieux d’attendre ici il n’aime pas qu’on le dérange quand il fait sa sieste… » Face à une telle décadence d’Espéruche n’en croyait pas ses yeux et il me put s’empêcher de rétorquer « Et il l’a fait où sa sieste ce gros con ! » Un tel qualificatif, inusité en ce lieu entièrement dédié au bien-être de l’unique représentant des couches exploitées par la bourgeoisie, fit sortir de ses gonds le morveux. Ses petits crocs, tout jaunis par la nicotine, dehors, il aboyait. « Vous êtes qui vous ? » Du tac au tac je le contrais avec la réponse-type « des ouvriers de chez Citroën camarade… » Tout en s’essuyant les mains avec un chiffon sale il nous examinait avec suspicion. « Dans cette tenue… » Raymond, piqué au vif, le retoquait « qu’est-ce qu’elle a notre tenue ? Faudrait peut-être qu’on soit crade petite tête pour coller à tes petites images du prolo. Désolé de te décevoir nous, quand on sort, on se nippe mon gars. Ce n’est pas parce que tu singes l’ouvrier avec tes paluches dans le cambouis que tu dois nous manquer de respect… » La tirade produisait son effet, l’apprenti révolutionnaire rendait les armes tout en maugréant « Gustave n’attendait pas de la visite… » Je le séchais durement « Normal nous venons lui apprendre une très mauvaise nouvelle… » Le jeune couillon n’eut même pas l’audace de me demander de quoi il s’agissait.
Gustave effectivement dormait. Il dormait sur le ventre, nu comme un ver. D’Espéruche le réveilla sans ménagement. Il se débattit, poussa des grognements, avant que sa face, boursouflée et molle, ne s’anime de soubresauts visqueux et que, dans un ultime sursaut, il ne se redresse sur son céans en jetant sur nous des regards effarés. Enfin, reprenant un peu ses esprits, il grommelait en me regardant : « Mais qu’est-ce que tu fous ici ? » Je ricanai « Je viens prendre de tes nouvelles. Tu te fais rare mon Gustave. La grande maison s’inquiète tu sais... » Il se regimbait « Et toi ça fait un bail qu’on ne t’a pas vu. Moi je fais mon boulot, honnêtement… » Comme l’heure n’étais pas aux explications j’envoyai Gustave balader en lui intimant l’ordre de se rhabiller. Il résistait « je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi… » D’Espéruche intervenait « tu rempoches vite fait ta viande gros lard sinon je te passe les burnes au chalumeau… » Gustave braillait « c’est qui se nazi ? » En lui tapotant la couenne je le rassurai « Un pote de Bigeard gros fion ! » Raymond qui s’était tenu jusqu’ici en retrait le vannait en l’attaquant sur sa fierté de mâle « dis-donc la balance tu ne serais pas aussi un peu vantard sur les bords ? Elle est où la belle Sonia ? Celle que tu es censé calcer à l’heure qu’il est ? » Piqué au vif le Gustave reprenait du poil de la bête « C’te morue elle a p’tète un beau cul et des gros nichons pépère mais c’est une gouine. Moi j’n’aime pas les lécheuses de chatte… » Je le coupais sèchement « Ferme ta grande gueule et habille-toi, la récréation est terminée mon gros. Maintenant tu vas bosser pour moi et je n’aime pas les ramenards ». En enfilant son slip il me toisait d’un regard mauvais : « Bosser pour toi mais t’es louf… » J’opinais en ajoutant « t’as tout juste Auguste, mais t’as pas le choix. La belle vie c’est fini. Tu montes en première ligne et avec nous c’est ta peau que tu va jouer… »