Tout nous souriait. Robert Frenkel, qui se présentait comme le simple directeur financier de la Garantie Foncière, animait des tables rondes, où certains journalistes stipendiés de la presse financière lui servaient la soupe moyennant bakchich. Face aux hésitants, le petit homme rondouillard ne lésinait pas sur le calibre des arguments choc « Nous avons parmi nos actionnaires un lauréat du Nobel. Nous avons en portefeuille des décisions de juges des tutelles qui ont autorisé le placement de biens de mineurs à la Garantie Foncière… ». Frenkel ne doutait de rien, il se sentait protégé. L’intérêt de notre position tenait au fait que notre mandataire officiel ignorait tout des nouvelles cartes dont nous disposions maintenant. L’affaire du poker restait pour nos amis de la Grande Maison une affaire purement privée. Nous disposions enfin des explosifs nécessaires pour faire péter le système de l’intérieur. Le Figaro, qui en ce temps-là honorait sa devise, leva le lièvre dès septembre 1969 : « S’il l’on en croyait certaines publicités tapageuses, il existerait, pour reprendre l’expression d’un analyste-financier, des sociétés-miracles. Elles permettraient des rendements nets si élevés – plus de 10% pour certaines d’entre elles – qu’on voit mal comment ils pourraient être effectivement obtenus. On le voit d’autant moins que la gérance prélève le plus souvent une partie des fonds versés par le souscripteur et une partie également des loyers versés par elle. Pour donner du 10%, cela supposerait une rentabilité des capitaux investis de l’ordre de 14 à 15%, bien peu probable, surtout pour des locaux commerciaux d’acquisition trop récente pour qu’une indexation ait pu déjà jouer ; quant aux locaux d’habitation, cela apparaît à peu près impossible. »
Élémentaire mon cher Watson, lorsque les journalistes font leur boulot au lieu de jouer les haut-parleurs du discours dominant, la vie des « copains et des coquins » se révèle plus difficile. Le groin du Prince Poniatowski fouissait déjà la fange, où se vautraient quelques compagnons des gaullistes, pour le compte de son mentor Giscard tenu par la solidarité gouvernementale en tant que Ministre des Finances. En janvier, à la suite d’une lettre du jeune déplumé de Chamalières, le procureur général de Paris avait ouvert une information judiciaire contre X à l’encontre de la Garantie Foncière visant des délits d’ « abus de biens sociaux, abus de confiance et autres infractions à la législation ». Le grand public l’ignorait mais pas nous qui attendions notre heure pour précipiter le processus de décomposition et faire que l’explosion de la bulle éclabousse au maximum le régime. Quand j’écris ces lignes je ne peux m’empêcher de penser que l’adage populaire, selon lequel l’histoire est un éternel recommencement, s’applique toujours à merveille à celle des escrocs financiers. Plus c’est simple, plus c’est gros, plus ça passe comme une lettre à la poste. En rentrant à Paris après notre croisière sur le Mermaz, excités comme des puces, Chloé et moi avions décidé de nous replonger la tête la première dans le marigot de l’ultra-gauche. Elle à Rome et à Milan, moi dans le petit périmètre de la Sorbonne et de la rue d’Ulm.
Nous séparer fut une réelle douleur. Nous nous complétions si bien, sans effort, à l’instinct, que j’en étais venu à penser que rien ne pourrait nous résister. Je déteste les adieux. La vieille du départ de Chloé nous sommes allés passer la soirée chez le père de Marie. Nous ressentions le besoin de ce bol d’oxygène tant nous craignions de succomber aux délices vénéneux de notre vie pleine de tiroirs, de chausse-trappes, de coups tordus. Le sentiment d’impunité génère l’ivresse des cimes, redescendre sur terre permet de se recaler. Le grand homme crachait le feu. Même s’il adorait Claude, la femme du président Pompe, grande protectrice des Arts, son exécration du pompidolisme atteignait un degré de virulence proche des outrances de nos amis de la GP. Notre croisière sur le Mermoz le conforta dans son rejet viscéral du triomphe et de la morgue des nouveaux riches. Au dessert, il toisait Chloé, l’œil acéré, puis, l’empoignant par le bras il l’entrainait vers son atelier. « Ton androgynie me rend fou. Je veux te peindre nue allongée sur un matelas de billets de banque… » Je crus bon d’ironiser « Et si je proposais aux frelons de la GP de prendre d’assaut la Banque de France ça règlerait la question du matelas… » Hautain et narquois, le grand homme me balançait une clé qu’il portait arrimée à une cordelette de jute qu’il portait en sautoir. « La combinaison est simple, c’est la date de naissance de Marie. Tu trouveras ce qu’il faut dans le coffre mon grand » Quand je revins, un cabas empli de billets de 500 francs flambants neufs, Chloé, face à la grande verrière, contemplait Paris endormi.
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