La première demi-heure fut à fleuret moucheté, les protagonistes s’observaient. Nous étions au cœur de la nuit, sur une mer d’huile, confinés dans un espace saturé de fumée, et la bataille des nerfs n’allait pas tarder à s’engager. Je profitais du répit pour observer Zavatsky. Tout chez lui sentait le frelaté, de sa pochette coûteuse qui bavait avec ostentation sur le noir anthracite de son veston jusqu’à ses fines lunettes cerclées d’or qui juraient avec ses yeux globuleux et sa face boursouflée de rouquin en passant par ses manières qui se voulaient raffinées alors qu’elles puaient l’affectation. Ce type se rêvait aristocrate alors qu’il peinait à assumer son statut de crapule enrichie. Chloé, fraîche comme une rose du matin entre deux donnes se roulait un joint. Les marseillais, estomaqués, ne pipaient mot. Elle aligna une série impressionnante, alternant le bluff et des quintes flush. Trichait-elle ? Elle ne m’en donnait pas l’impression mais, par nature, comme cet exercice se doit d’être indécelable je n’en aurais pas mis ma main au feu. Si elle trichait, elle trichait bien car c’était face à des professionnels. L’odeur douce de l’herbe dissolvait celle du tabac froid et c’est le moment que je choisissais pour demander un temps mort.
À la réflexion, depuis l’irruption de cette ordure de Zavatsky dans la partie, notre projet de dépouiller les marseillais pour le compte de d’Espéruche perdait tout intérêt. Ils n’étaient que du menu fretin. J’en informais Chloé qui partageait mon analyse. Elle me donna carte blanche. J’intimais l’ordre à Annabelle de nous servir du champagne. Monsieur Paul et monsieur Albert froncèrent leurs sourcils mais, en vertu d’une jurisprudence adoptée depuis le début des hostilités, ils se tinrent dans une prudente expectative. Zavatsky me fixait de ses yeux bovins, partagé entre l’étonnement et la crainte d’un coup fourré. Dick, lui, souriait bêtement. D’un signe de tête je lui demandais de me rejoindre. Il s’exécutait. Je lui chuchotai mes ordres à l’oreille. Il pouffait puis, tout en ondulant du cul, la fiotte se dirigeait vers Zavatsky pour lui transmettre mon message. Celui-ci serrait les poings de rage mais obéissait. Lorsqu’il fut confiné dans la salle de bains avec Dick je fis part aux Marseillais des termes du contrat que je leur proposais. En substance, nous récupérions sur la reconnaissance de dette du Polack trois patates le solde leur revenant et nous nous quittions bons amis. Ils acceptèrent sans discuter. Je n’eus nul besoin d’assortir l’accord d’une clause d’amnésie, celle-ci allait de soi pour ces bons pères de famille fuyant toute forme de publicité malsaine. Avant de sceller définitivement notre contrat, Chloé, avec doigté me libérait de mon plâtre. Nous nous serrâmes la main et ces messieurs se retirèrent pour profiter d’un repos bien mérité.
D’Espéruche nous rejoignait. Je libérai Zavatsky. Il n’avait en rien perdu de sa superbe. Dick me chuchotait à l’oreille que sa mission gâterie avait bien fonctionné et que je lui étais redevable du prix de son labeur. Je lui fourrais une poignée de biffetons dans la main et le congédiais. Mon geste provoquait l’explosion du sac à merde. « Bande de petits salauds vous ne l’emporterez pas au paradis ! J’ai le bras long… » « Et la bite molle » gloussait Dick. Chloé se délestait de sa veste et défaisait les trois premiers boutons de son corsage en s’approchant de Zavatsky « nous, mon gros, nous n’avons pas de bras mais l’impunité, et je t’assure que c’est très excitant. Crois-moi tu vas nous lécher les pieds à quatre pattes. Même si je suis très chatouilleuse j’adore ! C’est jouissif… » L’aristo de pacotille n’en revenait pas, il commençait vraiment à s’inquiéter mais il savait qu’il n’avait pas d’autre choix que de nous obéir. Fataliste il se laissait choir sur le canapé. Après tout, par le passé, ce bon père de famille, avait du affronter des évènements bien plus dramatiques. Sauf que, aujourd’hui, sa position sociale confortable le rendait plus sensible aux vicissitudes de la vie. Se voir délesté de dix millions, même si ça ne lui plaisait guère, il l’avait déjà intégré mais affronter ce couple étrange ne lui disait rien qui vaille. Mon discours lui confirmait, au-delà de ses craintes, qu’il aurait mieux fait de ne pas céder aux sirènes de son ami Frenkel et de rester sagement dans son magnifique duplex de l’avenue Foch en compagnie de son caniche et de sa vieille maman.