La perspective d’une bonne castagne me revigorait. D’Espéruche, lui, partait en charpie, gris et cireux à la fois, je le sentais mûr pour un traitement de choc. C’est le moment que Chloé choisissait pour apparaître, toute embuée de sommeil, aussi nue que belle. Je me levais et elle allait se poser, sans façon, aux côtés d’un d’Espéruche qui n’en croyait pas ses yeux. Le café s’imposait mais, comme à cette heure matinale le service de cabine ne pouvait être d’un grand secours, seule la débrouillardise de Chloé pouvait nous sauver. J’entrepris donc de la vêtir, pièce après pièce, sous le regard étonné de d’Espéruche. Toujours aussi joueuse elle se laissait manipuler avec une indolence qui embrasait son voisin de canapé. Son levé de cul tout particulièrement le portait à un tel point de fusion que je jugeai bon de l’asperger d’une ironie un peu facile : « vous êtes un dégustateur à l’aveugle d’Espéruche, avec vous qu’importe le flacon pourvu qu’on est l’ivresse… ». Chloé, éveillée, en profitait pour gazouiller: « Tu es dur avec notre ami mon beau légionnaire. Mal placé aussi, toi qui fait maintenant dans les vieilles perruches déplumées… » Sa saillie réconfortait le pauvre d’Espéruche qui hoquetait en retrouvant une position jugulaire-jugulaire : « je préfèrerais m’enfiler un âne plutôt que de m’aventurer entre les fesses flasques de la mère Labrousse… »
En bonne italienne Chloé savait tirer du café le meilleur de lui-même, l’excellence de l’expresso. Où qu’elle aille, son « nécessaire à café » l’accompagnait. Avec une économie de moyens, un bec à alcool, une boule de verre munie d’une potence, deux filtres individuels, en tout temps et en tout lieu, elle tirait la quintessence du Moka éthiopien qu’elle transportait moulu dans une boîte hermétique. Beauté absolue de la simplicité comparée à la capsule Nespresso qui est, sans contestation, le plus grand hold-up de l’histoire du marketing. Plus con que l’acheteur captif de la monodose, jetable et non recyclable, hors de prix, tu meurs ! Triomphe d’un égoïsme, tout à la fois vertigineux et insondable, des addicts de l’insignifiance. Même cette vieille raclure de d’Espéruche, oubliant ses fantasmes fessiers, tombait sous le charme d’une Chloé qui s’affairait en m’écoutant lui résumer le merdier dans lequel se trouvait plongé notre complice. Selon une technique éprouvée, les pros du Poker, dans un premier temps l’avait laissé gagner pour que, pris dans l’élan du joueur, lorsque ceux-ci commenceraient à le plumer, s’installe en lui la certitude qu’il pourrait à tout moment se refaire. Le jour se levait. Chloé, assise en tailleur sur le canapé, opérait une attaque-éclair qui laissait d’Espéruche pantois : « Donnant, donnant, vous passez avec armes et bagages dans notre camp, adieu Contrucci et sa belle Angéline, et en contrepartie nous vous sauvons la mise. D’accord ! »
Les fauves étaient lâchés. Tout d’abord, préparation du champ de bataille : dès 8 heures je me retrouvais dans la cabine du capitaine du Mermoz où, après lui avoir exhibé mes attributs tricolores et vendu une mission « secret défense », j’obtenais de pouvoir, sur la base de la liste des passagers, communiquer par radio avec ma hiérarchie afin que celle-ci puisse m’éclairer sur le pedigree de la croqueuse de diamants et de ses acolytes. Ensuite, manœuvres de diversion : pendant le déjeuner où, grâce à la collaboration du maître d’hôtel, tout heureux de participer à ce que le seul maître à bord après Dieu avait qualifié de « chasse aux détrousseurs », Chloé se retrouvait à la table des deux marseillais. D’Espéruche, lui, faisait le mort consigné dans sa cabine pour une période indéterminée. Pour ma part, avant même le déjeuner, sur le pont supérieur, je plaçais mes premières banderilles sur la croupe du giton. L’entreprendre relevait de la facilité. Enduit de crème solaire sur toutes les parties visibles de son corps, fort nombreuses d’ailleurs car il portait un short moule-bite et un débardeur rose fluo, alangui sur un transat, Dick – le prénom de scène sous lequel il s’était présenté à d’Espéruche – s’offrait au dieu soleil. Accoudé au bastingage, sapé comme un yachtman de Nantucket, je le draguai à l’ancienne, en prenant des airs de dandy revenu de tout. La petite frappe ne doutait de rien, très vite elle me lançait des œillades appuyées tout en se caressant ostensiblement. Pendant tout un temps je fis celui qui l’ignorait avant de passer auprès de sa chaise-longue en lui lançant : « 15 heures, cabine 231. »