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14 janvier 2009 3 14 /01 /janvier /2009 00:00

 Mon père, Arsène Berthomeau, possédait un alambic mobile, il était un « bouilleur ambulant », son père, mon grand-père Louis,  propriétaire de quelques ares de vignes, en vertu de ce qu’il qualifiait du « droit de bouillir » ses lies*, une liberté fondamentale à qui les opposants, qui considérait ce droit comme une tolérance, donnait le nom de privilège, le fameux « privilège des bouilleurs de cru ». Louis Berthomeau était donc un « bouilleur de cru ». Mon père installait son alambic dans un atelier public établi en un lieu déclaré aux Indirectes, généralement près d’un point d’eau où l’on déversait les effluents). Donc la « goutte » je connais, les 10 ter, « la volante », les bonbonnes et les baricauts de gnôle issus de droits de défunts (le privilège n’était pas transmissible après les lois Mendès-France) en transit dans le grenier, le petit doigt sous le mince filet translucide, la vapeur de l’alambic dans les petits matins d’hiver, les briquettes de coke dans la gueule rougeoyante de la chaudière, la canadienne de mon père, le casse-croute sur le pouce des hommes…

  

* (tout propriétaires, fermiers, métayers ou vignerons pouvait distiller des vins, des cidres ou poirés, marcs, lies, cerises, prunes et prunelles provenant exclusivement de leur récolte personnelle à la condition de ne pas se livrer au commerce des alcools)

 

 

« Ce mercredi, Léon Bouillard et Gustave, son commis, n’avaient pas gaspillé la plus petite miette de temps. Ils s’étaient levés dès potron jaquet. À peine debout, ils avaient assurés l’essentiel du travail du matin. C’est qu’il y avait, avant toute chose, le bétail à soigner, les vaches à traire, les chevaux à conduire au pâturage puisqu’il était dit qu’ils seraient au repos tout le jour.

 

Par-dessus tout, ce mercredi-là, Léon l’avait décidé, on ferait chauffer la « bouillotte » sans désemparer. La veille, le bois avait été entassé près de la chaudière. Un fagot de coudrier bien sec et de belles bûches de ce châtaignier du pays qui fait les flambées convenables. Les seaux et l’entonnoir en fer-blanc, les brocs en bois de chêne, les bonbonnes clissées et la futaille avaient été rassemblés sous un hangar voisin. Et puis, les deux hommes avaient commencé à préparer l’appareil. Gustave avait rempli comme il convient le réfrigérant, sorte de long tonneau vaguement cylindrique dépourvu de fond supérieur, dressé debout tout près de la chaudière déposé à même le sol. Il avait « tiré » l’eau glacée du puits, seau après seau (…) Il puisait ainsi consécutivement deux seaux qu’il allait vider dans le réfrigérant dont une échelle lui permettait d’atteindre le sommet. Il fallait près de mille litres pour emplir suffisamment le tonneau. Cela représentait un assez gros travail.

Tandis que Gustave avait puisé, Léon avait vérifié que les tuyaux s’emboîteraient aisément. Tout était prêt. Il ne restait plus qu’à verser dans la cucurbite le cidre vieux, à assujettir soigneusement le chapiteau, à assurer l’étanchéité des jonctions au moyen d’argile. À allumer l’habituel feu paisible dont les flammes domestiquées mettaient toujours le cœur de Léon en gaieté. Et à attendre.

Ce mercredi-là, dès huit heurs, le cidre, tourmenté par l’ardeur du feu, se prit à prononcer ses premiers gargouillements. Bientôt de courtes mèches de vapeur s’échappèrent autour du chapiteau. Paisiblement, Léon Bouillard qui, à l’image d’un vitrier malaxant son mastic, pétrissait une boule d’argile, en préleva une noisette dont il renforça le colmatage insuffisant. D’autres mèches ébouriffées jaillirent aux endroits de raccordement des tuyaux. Puis le travail retrouva sa sérénité. Prisonnières du serpentin enroulé à l’intérieur du réfrigérant, les premières vapeurs utiles, refroidies, transformées, condensées en larmes, commencèrent à venir mourir à sa sortie. Léon attendit. Comme l’exigeait une coutume soucieuse de qualité, il abandonna les premières mesures à la terre. Puis, sans se hâter, il plaça un seau pour collecter le meilleur produit.

À présent, les deux hommes, assis sur des billots, surveillaient le feu, observaient le filet de liqueur légèrement louche. Il en allait toujours ainsi. « L’eau blanche », en un mince filet, coulait vers le récipient métallique comme une huile impure. L’eau blanche (ou petites eaux, ou brouillis), produit de la distillation directe du cidre, portait ce nom en raison de son manque de limpidité et de sa légèreté. Elle titrait entre 25 et 30° d’alcool. L’obtention du produit fini nécessitait une repasse. Les eaux blanches récoltées au terme de plusieurs distillations directes – généralement deux « chauffes » étaient rassemblées dans la cucurbite pour une ultime opération durant laquelle le filet qui s’échappait de l’orifice terminal du serpentin s »avérait d’une lumineuse transparence. Tout semblable à une belle eau de puits. On l’appelait « la goutte ». Elle titrait au moins 65°.

Les deux hommes en étaient à la fin de la première « chauffe ». Léon se mit en devoir de peser « l’eau blanche ». Il plongea précautionneusement l’alcoomètre au centre d’un seau rempli. Il se mit à genoux pour mieux lire. Il approuva de la tête. Le produit lui plaisait (…)

(…) Léon abandonna la bouillotte, laissant la fin de la distillation s’épuiser dans la terre. « Ni la tête, ni la queue », c’était ainsi qu’on obtenait la meilleure goutte.

 

Extraits de « Bouilleurs de cru » Hippolyte Gancel (professeur de lettres honoraire fils de bouilleur de cru) et Jacques Le Gall (inspecteur des Impôts et descendant de contrôleur des Indirectes) éditions Ouest-France pages 11 à 13.

Dans le Nouvel Obs de cette semaine Jérôme Garcin recommande chaleureusement un petit opus de Jean-Loup Trassard " Sankasi" Le temps qu'il fait 86 pages " Qu'on ne s'y trompe pas, Sankasi n'est ni le titre d'un manga ni la marque d'une moto japonaise. C'est le nom donné, par les gendarmes de Chantrigné (Mayenne), à un cultivateur, Léandre Marceau, suspecté de trafic illégal d'eau-de-vie"

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