Le vin est un drôle de zèbre. Dans le même mois de novembre à Paris, notre belle capitale un peu encombrée et bruyante, il peut se payer le luxe de se la jouer chic au Carrousel du Louvre, avec le Grand Tasting de Bettane&Desseauve by Floch, et de faire dans le popu à la Porte de Versailles, avec le Salon des Vignerons Indépendants. Ça ratisse large ! Des vieux, des couples, des jeunes, filles et garçons, des bobos, des banlieusards avec caddies, des étrangers qui parlent anglais ou japonais, des acteurs de ciné comme Arditi, des cavistes, mon voisin et ma voisine, des députés et des sénateurs, j’en passe et des meilleurs. Imaginez la gueule que tirent les docteurs de la loi Ledermann face à ces arpenteurs d’allées, verre à la main, qui abomination de la désolation : dégustent du vin. Ça les énerve d’y voir tant de femmes, tant de jeunes gens épanouis et heureux. Va falloir qu’ils réactivent leur boîte à interdit pour que l’ordre et la paix règnent dans notre beau pays. Moi, même si je suis un buveur assis, ça me réjouit de voir tous ces « garçons et ses filles qui ne sont pas de mon âge » venir s’initier, déguster, discuter, prendre du plaisir, en rangs serrés en des lieux aussi divers et opposés.
N’attendez pas de moi que je joue de cette diversité et de ces oppositions, ce n’est pas ma tasse de thé. Je laisse cet exercice à ceux qui font profession de maîtres de chapelles. Mon job à moi, si tant est que c’en fusse un, c’est d’être un « humeur » de tendances, pas le genre « avion renifleur », mais plutôt dans le style nez flaireur de l’air du temps. Pour ce faire, la meilleure position, c’est à la fois les pieds sur terre, mais pas le nez dans le guidon, et la tête dans les étoiles sans pour autant se prendre pour une star. Ma première impression face à ces deux évènements c’est que le premier en âge, le salon des vignerons indépendants qui a 30 ans – j’ai inauguré, au temps où j’étais chez Rocard, ce qui était l’un des tout premier Salon des Caves Particulières, quai d’Austerlitz – devient une sorte de must tendance « j’ai mon vigneron près de chez moi… » alors que le tout jeune Grand Tasting lui, sans s’encanailler vraiment, sait se donner des allures décontractées et sympathiques qui tranchent avec le côté un peu coincé de certaines manifestations très Grands Crus ma chère. D’ailleurs, pour preuve que les deux manifestations sentent le « marché », ratissent là où il faut, certains domaines font stands aux deux manifestations. Bref, je me suis donc livré en ces deux « cathédrales » du vin à mon plaisir favori : rencontrer des amis, ceux qui font les vignerons et ceux qui font dans la dégustation.
Bavasser debout, un verre à la main moi je veux bien, c’est la loi du genre mais lorsqu’arrive l’heure de becqueter, surtout au Grand Tasting, car au Salon des Indépendants on est plus dans la tradition casse-croutière de la Porte de Versailles, là je suis horrifié. Passe encore pour les sandwiches de Paul et les plateaux sympas « beurre et fromages Bordier » sur pain Poujauran mais ce n’est même pas un pique-nique sympathique où l’on peut prolonger la conversation, boire un bon coup sans s’en jeter sur le plastron, c’est pour moi la désolation, tout le contraire de la convivialité. De grâce, pour l’an prochain, rien que pour ceux qui en ont envie, sans pour autant faire un espace VIP, donnez-nous un pré-carré où l’on pourrait pique-niquer à l’heure du déjeuner. Merci. Bien sûr, comme je n’ai pas le profil type ni de l’esthète du Grand Tasting, ni de l’adepte du salon des vignerons indépendants, je ne vais pas m’amuser à distribuer des bons ou des mauvais points. Ce qui m’intéresse, en tant qu’observateur depuis mon petit espace de liberté, c’est que, chacune dans leur domaine, ces deux manifestations sont au contact direct des consommateurs. Elles peuvent donc servir à mieux prendre en compte leurs préoccupations, leurs désirs. De ce fait, même si elles s’adressent à un public spécifique, qui se déplace pour, elles peuvent jouer un rôle important à la fois dans l’entretien du « stock » des consommateurs de vin et dans le recrutement de « nouveaux consommateurs ».
En effet le monde du vin est confronté à un double problème : celui de la transmission et celui de sa perception dans la société. Comment élargir le cercle sans pour autant subir les foudres des hygiénistes ? L’exemple du sujet du journal de France 2 de samedi 29 novembre sur le vin s’embourgeoise et se féminise (http://jt.france2.fr/20h/ cliquez sur samedi 29 puis si vous ne souhaitez pas vous taper tout le journal déplacer le curseur situé sous l'écran pour repérer la séquence qui se situe entre 15:37 et 19:15) est très parlant. En effet, le reportage se termine sur cette constatation « plus rare, plus convivial qu’il y a 50 ans le vin s’est embourgeoisé mais pour 51% des français il est le deuxième produit à risque pour la santé derrière la charcuterie… » et Laurent Delahouse d’enchaîner « on apprendrait donc à déguster et non plus à se saouler… » en lançant l’interview du Dr Batel médecin alcoologue à l’hôpital Beaujon de Clichy. Tout est dit, le piège se referme, tout y passe : les lieux communs comme dans la bouche de la journaliste l’embourgeoisement, la nouvelle convivialité du vin… la bêtise de l’enchaînement du présentateur… et bien sûr la rhétorique tordue et habile de l’alcoologue : la célèbre loi de Ledermann appliquée au recrutement par le lobby du vin des jeunes et des femmes… Alors, comment faire pour qu’autour d’une approche décomplexée du vin nous puissions faire entendre notre voix sans pour autant être stigmatisé par les grands médias ? La question est posée et, bien plus que des discours, les gens du vin se doivent de réfléchir aux réponses les plus pertinentes à donner. Le long travail de sape des hygiénistes porte ses fruits avec le fameux 51% évoqué (chiffre Credoc), à nous d’entreprendre avec patience la remontée de la pente. Moi dans mon petit espace de liberté je m’y essaie tous les jours et je me tiens à disposition.
NB. Je suis abonné au Monde électronique et le jeudi 27 j’ai reçu une proposition : Publiez votre chronique sur le Monde.fr. Alors j’ai décidé de faire une expérience : copier-coller ma chronique de samedi « La surpâture, la goinfrerie et les plaisirs simples de la vie : chronique d’un jouisseur » http://www.berthomeau.com/article-25231744.html pour voir quel sort la « modération » du Monde.fr lui ferait.
Refus. Normal j’y parlais du vin. Le sanitairement correct règne en maître…