Contrucci tenait table ouverte chez Ledoyen. Le personnel le bichonnait, monsieur Paul par ci, monsieur Paul par là, le petit homme sec et noiraud appréciait d’être traité comme un homme d’influence. Vêtu sobrement, arborant quelle que soit la circonstance une cravate noire signe de l’éternel chagrin qu’il éprouvait d’avoir du, il y avait maintenant bientôt dix ans, porter en la terre sacrée de Vico, où reposait tout le clan, sa chère et irremplaçable mère, Laetitia Colonna épouse Contrucci, l’homme qui nous conviait à sa table, n’affichait aucun des signes extérieurs habituels, chevalière, gourmette, montre en or jaune pétant, des gens de son espèce. Sa seule coquetterie, une Maserati noire, prototype « Frua », conduite par Jo Antonetti son fidèle homme à tout faire. Paul Contrucci se flattait d’être, avec l’Agha Kan et le roi d’Espagne, le seul à posséder une telle limousine. Un peu poussive la mémère avec son petit V6 de 3 litres, celui qui équipera la SM, pour charroyer sa tonne 6. La collaboration chaotique entre les ingénieurs de Modène et ceux de Javel, le double chevron contrôlait le trident, accouchait d’un gros veau. La rumeur traînait dans les milieux bien informés, et le milieu tout court, que, monsieur Paul, se fichait pas mal des chevaux fiscaux de sa conduite intérieure, ce qui motivait son goût pour la « Frua » c’était le moelleux de la banquette arrière, en cuir au grain si fin, si tendre, où il adorait se faire pomper par des nymphettes dont il collectionnait les petites culottes. Avec Chloé, sapée NAP, Neuilly-Auteuil-Passy pour les non initiés, tailleur Chanel, corsage col officier, double rang de perles de culture, sac et escarpins Céline, avec juste ce qu’il faut de piment : ongles carminés, maquillage léger mais rehaussé de lèvres rouge baiser, gourmandes et sensuelles, et surtout, sous sa jupe droite la trace, lorsqu’elle s’asseyait, d’un porte-jarretelles symbole pour les mâles de plaisirs d’alcôve débridés et torrides, nous prenions place à la table favorite de Paul Contrucci qui, sans gaucherie, avait esquissé un baisemain furtif avant de placer Chloé à sa droite.
À quelques pas de nous, le sommelier, très chien truffier bourgeonnant, bedaine pendante, couperose et œil sanguin, grappe d’argent à la boutonnière, déclenchait les premières salves : brut impérial de Moët en des flutes col de cygne accompagné de figatelli tranchée en gros bouts. Contrucci, tout miel, se penchait jusqu’à presque effleurer l’oreille de Chloé tout en lui tendant, entre son pouce et son index manucurés, une rondelle de figatelli « profitez d’un tout petit privilège mon enfant, cette figatellu vient du village, goûtez-là, fermez vos beaux yeux, et c’est la châtaigneraie de Vico qui viendra à vous… » puis, alors que ma compagne, bonne fille, elle qui n’appréciait qu’à demi la cochonnaille, l’enfournait avec entrain, avec une componction d’évêque, il déposait sa petite main velue sur celle de Chloé. À mes côtés, les deux lieutenants de Contrucci, le long et sec François Franchey d’Espéruche, très jugulaire-jugulaire, et le tout rond Ange Poli, plus bonasse, se contentaient d’apprécier en silence le nectar champenois. La seule qui ne goûtait guère le manège de Contrucci, et qui tirait une gueule de trois pieds de long sous sa permanente impeccable, c’était Angéline Labrousse reléguée à la gauche de son cher monsieur Paul. Étrange personnage que cette élégante quinquagénaire, ancienne résistante, patronne inflexible, femme d’influence, intrigante, officiellement maîtresse de Contrucci, mais le Tout Paris savait fort bien que leur relation n’avait rien à voir avec l’oreiller. Ils étaient associés. Associés en montage de coups tordus. L’irruption de notre petit couple dans leur petit jeu, je le sentais depuis l’instant où Contrucci nous avait présenté à elle, manifestement lui déplaisait. J’allais devoir user de tout mon charme pour renverser la tendance.
Face à un tel défi il me fallait éviter l’attaque frontale, ruser, déceler le point faible, avant de jouer, tel un adepte du billard, avec les bandes, pour atteindre mon objectif. Cette réflexion me tirait un léger sourire car monsieur Paul avait la haute main sur les salles de jeux de la capitale. Ce bref instant d’hilarité intérieure n’échappait pas à l’œil acéré d’Angéline qui m’entreprenait sur un ton badin : « Vous semblez de belle humeur jeune homme…
- C’est le Champagne chère madame… il m’inspire…
- Et si ce n’est pas indiscret, il vous inspire quoi le Champagne ?
- La légèreté des femmes, le plaisir des dieux, le bon vouloir des rois…
- Pour vous les femmes sont légères !
- Pas toutes mais dans ma bouche c’est un compliment.
- Suggèreriez-vous que les hommes soient lourds ?
- Ils le sont chère madame…
- Angéline je vous prie…
- Pesants, pachydermiques, Angéline, ils pensent avec leurs burnes, sans finesse…
- En seriez-vous jeune homme ?
Franchey d’Espéruche, la bouche mauvaise et l’œil méprisant, s’agitait à mon côté.
- Non cher monsieur, j’aime trop les filles, mais ma part féminine m’évite la tentation du tableau de chasse et la mesure de la longueur de ma gaule…
- Bien envoyé jeune homme…
- Benoît pour vous Angéline…
- D’Espéruche vous n’êtes qu’un butor mal dégrossi tout juste bon à apprécier les plaisanteries de corps de garde.
Ange Poli pouffait. Ses gros doigts imprégnés du gras de figatellu marbraient sa flute de champagne. Adepte du Casanis il absorbait, à grandes lampées bruyantes, la cuvée Impériale comme un gamin se siffle de la limonade. Contrucci, tout en malaxant la main de Chloé, semblait apprécier mon côté mauvais garçon propre sur lui. Mon groin, lui, qui n’aime rien tant que fouiner dans la fange bien gluante, transmettait dans le coin le plus reculé de mon cerveau reptilien une intuition qui, au fur et à mesure que l’échange avec Angeline avançait, se transformait en certitude : l’associée de monsieur Paul aimait les femmes.