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9 novembre 2008 7 09 /11 /novembre /2008 00:09

Notre villa, nichée dans une végétation luxuriante et bien entretenue, nous offrait un accès direct à la plage par un petit escalier de pierre. Depuis la terrasse, là où je m’installais au petit matin pour écrire, l’encorbellement de la baie par les flancs de la montagne m’offrait un spectacle dont je ne me lassais jamais. Nous étions coupés du monde et ça m’allait bien. La Corse dépayse. L’insularité, l’irrédentisme, l’identitaire, proclamés à propos de tout et de rien, le mépris affiché vis-à-vis du pouvoir central, du « peuple corse » m’indifféraient. Je ne me sentais ni agressé, ni concerné, sur ce confetti aux dimensions de village où tout résonnait, s’enflait, s’autoalimentait, prenait des allures d’une tragédie surjouée par des acteurs peu crédibles. Par construction le nationalisme me donne des boutons, des démangeaisons. C’est le repli sur soi, le refus des autres, le petit pré carré, la consanguinité, le règne des grandes gueules. Je déteste toutes les frontières. J’aime par-dessus tout aller et venir sans présenter de passeport, justifier de la pureté de mon sang ou de mes origines. Pour autant, je connaissais trop les plis et les replis du dossier Corse pour savoir que le clanisme fournissait aux cagoulés les arguments les plus crédibles pour alimenter leur logorrhée et, bien sûr, justifier leur radicalisme et, si je puis dire, leur explosivité. Dans ma traversée des soupentes de la République j’avais « travaillé » avec les uns et avec les autres, sans jamais me lier avec l’un ou avec l’autre. Leur monde, leurs mots, leur geste, m’étaient étrangers. Je n’arrivais ni à les respecter, ni a les mépriser. Ils m’étaient indifférents.

Le président Pompe se méfiait, à juste raison d’ailleurs, l’affaire Markovic le démontrera, des « demi-soldes » du SAC où se mêlaient, autour du noyau dur de la diaspora corse, d’authentiques héros de la Résistance et de vrais truands. Comme l’heure n’était plus aux combats de l’ombre contre les « soldats perdus » de l’OAS ou à la défense de la Vème menacée, alors Pompidou avait demandé à Marcellin de débarrasser le SAC des éléments les plus douteux. Tâche malaisée car ce petit monde de reitres désœuvrés, naviguant en marge de la légalité, vivant d’expédients, cultivait un sentiment de toute puissance, au nom des services rendus au Général, et pensait que leur impunité ne saurait être remise en cause. La cellule « MR », Mouvements Révolutionnaires, créée au sein de la DST par le Fouché du Morbihan, dont je dépendais, allait, par le biais d’une de ses recrues les plus prometteuses, en provenance de Lorient, un « pistonné », à qui je donnerai, par commodité et par souci de sécurité, c’est un nuisible de chez nuisible, le nom de code de Guide, plus exactement de Bertrand Guide, jouer un rôle actif dans l’infiltration du SAC. L’irruption du père de Marie dans ma vie souterraine avait, bien évidemment, facilité mon double positionnement. Familier de Claude, l’épouse du président Pompe, et gros poisson des réseaux gaullistes de la Résistance, mon fugace « beau-père », m’inséra avec un savoir-faire remarquable dans les filières où l’on ne vous pose pas de questions lorsqu’on est adoubé par un référent de cette dimension. Au tout début la complexité et l’embrouillamini de ma situation me rendait un peu paranoïaque mais, grâce à la complicité de Chloé qui me bordait sur mon flanc gauche, je pris de plus en plus de plaisir à jouer un double ou même parfois un triple jeu.

 

Pour la première fois, depuis la disparition de Marie, je retrouvais foi en ma destinée. Bien sûr ce n’était plus le bel avenir de ma jeunesse : la résistible montée vers les sommets, la griserie du pouvoir, le grand amour, que j’avais en ligne de mire mais, de nouveau, même si ça peu paraître étrange et paradoxal alors que je pataugeais plus encore dans les égouts de la République, de nouveaux repères balisaient ma route et je me sentais rasséréné, optimiste même. À l’origine de ce brutal revirement : le père de Marie qui, sans le vouloir, m’avait investi d’une nouvelle responsabilité. Lorsque nous étions sortis du Harry’s Bar, en dépit de nos protestations, il nous avait ramené chez lui. En ouvrant la porte de son appartement il m’avait dit « tu es ici chez toi ». Paroles sympathiques de fin de beuverie qui n’effleuraient qu’à peine mon esprit embrumé. Chloé et lui passèrent le restant de la nuit à converser sous la verrière de son grand atelier. Moi je m’effondrai d’un bloc, tout habillé, sur le grand lit où j’avais dormi avec Marie. Au petit déjeuner, Chloé, tout en trempant des mouillettes dans son œuf coque décapité, m’annonçait comme si c’était dans la nature des choses « qu’elle était allé en moto chercher mes affaires dans mon gourbi de la Butte aux cailles… » À mon grand étonnement je ne protestais même pas. Sans me l’avouer, au fond de moi, cette prise en mains me convenait. Sous mes grands airs je cachais l’extrême plaisir que me procuraient toutes les formes de protection tissant autour de moi les invisibles limites de ma bulle première. Ensuite, tout était allé très vite. Le lundi suivant, nous nous retrouvâmes Chloé, lui et moi dans le bureau de Me Dieulefit, notaire, dont l’étude, avenue de Breteuil, fleurait bon l’encaustique et la respectabilité de cet arrondissement aux fortunes discrètes. L’homme affichait tous les attributs de sa charge : costume sombre bien coupé, petites lunettes cerclées d’or, chemise sur mesure immaculée, boutons de manchettes en nacre, cravate sans fantaisie, richelieu impeccables, mais sa coupe de cheveux romantique, son sourire discret et l’acuité de son regard bleu égayaient son austérité de façade. Il faut dire que, sans aucun doute, le père de Marie devait détonner quelque peu par rapport à sa clientèle traditionnelle. Son clerc, un éphèbe blond, moulé dans un pantalon de flanelle se tortillait sur sa chaise et risquait, à chaque fois que son patron cessait de le solliciter, des œillades enamourées en direction du vieux fripon qui, de plaisir, se rengorgeait. Le speech introductif du cher maître Dieulefit, allusif et flou, ne nous éclairait guère sur les raisons de notre présence en ce lieu.

 

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