Vendredi dernier, en sortant de la ligne 14 à la Madeleine, juste à l’à pic de chez Fauchon qui a envahi le trottoir pour régaler le chaland, je me suis dit que je n’avais jamais mis les pieds dans ce haut lieu de la consommation populaire et comme la veille on m’avait dit que les dirigeants de chez Fauchon voulaient revoir de fond en comble la façon d’appréhender les vins qu’ils signent, ni une ni deux, j’ai plongé. Normal la cave est en sous-sol. C’est hyper-design, très « luxe contemporain » - c’est ainsi que le site Fauchon www.fauchon.fr/ se définit – pas vraiment ma tasse de thé. Au beau milieu de l’espace trône un double fer à cheval où les clients peuvent manger sur des tablettes type TGV face à ceux qui les servent. C’est un peu glacé, figé, pas très convivial, mais ça doit sans doute plaire aux urbains pressés. Pour la cave à vins, elle est classique avec la triplette dominante Bourgogne-Bordeaux-Champagne, une vaste armoire vitrée à température pour les GCC, des spiritueux et un coin coffrets de luxe. Le personnel est avenant, sympathique, pas obséquieux pour deux sous et surtout il ne vous tombe pas dessus. J’ai pu prendre des photos. J’ai acquis un Cairanne de Marcel Richaud à 12 euros et le K d’Ampélidae 2005 www.ampelidae.com qui est un vin de pays de la Vienne, dit vin contemporain, cépage cabernet, signé Frédéric Brochet, 20 euros. Comme le vélo m’est toujours proscrit je regagnai en métro mon home avec mon sac Fauchon au bout des bras et je ne pouvais m’empêcher de penser au pillage de Fauchon en 1970.
« L’existence même de Fauchon est un scandale » lançait Sartre au micro de RTL, en mai 1970 après l’attaque de Fauchon par un commando d’une cinquantaine de gus, armés de barre de fer, dirigé par un responsable de la Gauche Prolétarienne répondant au pseudo suggestif de Tarzan. Ce cher Jean-Paul, toujours aussi faux-cul, adorait les bons restaurants bourgeois et déjeunait tous les jours à la Coupole. Pierre Overney, qui sera assassiné par le gros bras du service de sécurité de la Régie Renault Tramoni aux portes de l’île Seguin, y participait. Antoine de Gaudemar, futur complice de Serge July à Libération faisait le guet. Le 8 mai 1970 le commando va rafler champagne, caviar, truffes, saumon, marrons glacés tenant le personnel en respect sous la menace de leurs barres de fer puis tous s’enfuir par le métro, sauf Frédérique Delange, fille de haut-fonctionnaire, qui s’est fait rattraper par « un cuistot à toque et tablier blanc qui, armé d’une broche à gigot, les avait pris en chasse ». Le 19 mai, la 24e cour correctionnelle de Paris la condamne à 13 mois de prison ferme. En ce temps-là la justice était rapide et l’on ne badinait pas avec l’atteinte au « symbole de l’arrogance du fric ». Les « vivres » seront distribués dans les quartiers populaires par les militants de la GP.
La presse « bourgeoise de gauche », Le Nouvel Observateur et L’Express (celui de JJSS et F.Giroud) prend fait et cause pour ces nouveaux « Robin des Bois ». À Jacques Foccart, l’homme du SAC, qui s’inquiète auprès de lui « l’opinion publique semble considérer avec indulgence l’histoire Fauchon. » le président Pompidou répond : « Pour Fauchon, c’est vrai, mais qui puis-je ? Même mon fils, ma belle-fille et une cousine avec qui j’en ai parlé trouvent ça sympathique et j’ai dû les rabrouer pour leur faire sentir que cette affaire était ridicule ». Dans la Cause du Peuple les normaliens, un peu fâchés avec les tables de multiplication, s’en donnent à cœur joie « Nous ne sommes pas des voleurs, nous sommes des maoïstes. Salaire moyen d’un OS : 3,50 francs de l’heure. Un kilo de foie gras : 200 francs soit soixante heures de travail. Un kilo de cake : 18,50 francs, soit 6 heures de travail. Un kilo de marrons glacés : 49 francs, soit 8 heures de travail. Alors, qui sont les voleurs ? » Par bonheur, notre champagne est épargné mais notre bel Olivier de la Poste pourrait, en ces temps où le libéralisme pur et dur dévisse, s’y essayer car c’est tout à fait dans ses cordes. Il pourrait aussi, après l’avoir relifté, faire des gammes à la télé qu’il aime tant sur : « Si vous voulez manger en hiver des fraises du Japon(sic), allez chez Fauchon ; si vous voulez douze prunes pour 80 francs, allez chez Fauchon ; si vous habitez l’Elysée et que vous voulez remplir votre Rolls Royce de victuailles, allez encore chez Fauchon ; si vous vous appelez Kossyguine et que vous voulez commander quarante bouteilles millésimées à l’année de votre naissance, allez toujours chez Fauchon… »
Plus de trente ans sont passés. Nous sommes au temps des golden parachutes, des nouveaux hiérarques venus de l’Est ou d’Asie, des fortunes météoriques et l’inversion des discours me stupéfient. Le mot honni de « nationalisation » - en 81 je me suis battu contre tout en rappelant à certains que la sidérurgie l’avait été de fait pour échapper à la faillite, et que des boutiques comme Péchiney ou Rhône-Poulenc étaient à la ramasse – retrouve des couleurs au Royaume-Uni, en Allemagne et même chez nous. On sauve les meubles et l’ultragauche se rue sur le libéralisme comme la vérole sur le bas clergé. Comme toujours, les réformateurs, pris en sandwiche entre les nouveaux convertis de la régulation et les anticapitalistes, ne tireront pas parti de la nouvelle donne. C’est ainsi depuis plus de 30 ans, avoir raison avant tout le monde ne sert à rien. Bref, n’ayant aucune prise sur ce qui ramènerait la confiance sur les « foutus marchés » qui sont la somme de comportements individuels de gestionnaires de capitaux ne l’oublions pas, je me posais une question qui va vous paraître incongrue : la maison Hugel&Fils titre à propos de Cora, qui a utilisé des moyens déloyaux pour proposer ses vins lors d’une foire aux vins « Vade Retro, nos vins ne seront pas en GD ! » : « pourquoi priver le populo qui pousse le caddie de l’accès à certains vins – étant entendu que beaucoup d’entre eux n’iront jamais s’approvisionner dans les réseaux traditionnels – alors que se retrouver dans le temple du « luxe contemporain » semble naturel ? » La distribution sélective est un choix commercial sur lequel je n’ai rien à dire, sauf qu’il est par nature élitiste, mais « diaboliser » la distribution moderne me semble un peu démagogique. Que les vignerons indépendants s’organisent face à elle me semblerait de bien meilleure politique pour que le vin regagne des parts de marché auprès du plus grand nombre (80% des vins passent par la GD).