Le père de Marie, le grand homme, la coqueluche des galeristes newyorkais, mon éphémère beau-père, claquait des doigts, sans un mot, pour congédier son petit monde froufroutant. La volaille s’éclipsait alors qu’il se rhabillait tout sourire. Dans mon histoire je me contenterai de le prénommer Paul, utiliser son patronyme dévoierait mon récit, lui donnerait une tournure qui le projetterait dans un univers qui m’est toujours resté étranger. Surprise par la tournure prise par les évènements, Yvonne le Bellec, plantée face à nous deux, le magnum de champagne niché de ses bras, hésitait sur la conduite à tenir. Prévenant je la libérais de son précieux fardeau tout en lui brossant un rapide tableau de la situation. Ma brève histoire lui plaisait et, lorsque Paul resapé me prenait par le bras en me disant : « je t’emmène au Harry’s Bar… », elle nous emboîtait le pas. Gentiment Paul l’éconduisait. Au dehors la place des Vosges baignait dans un halo de ouate rouge tendre. Soudain je me récriais « Chloé ! je ne peux pas la laisser tomber comme une vieille chaussette…
- La fille de cette vieille maquerelle de Rainieri. Tu as vraiment bon goût mon garçon !
- Vous la connaissez ?
- Oui, je l’ai croisée en compagnie de sa mère à un vernissage. Beau brin de fille, pas pétroleuse pour deux sous en dépit de ses liaisons avec les guignols de la Gauche Prolétarienne…
- Comment êtes-vous au courant de tout ça ?
- Mes vieux réseaux de la Résistance, tout se sait mon garçon. La Gauche Prolétarienne est un gruyère de fils de bourgeois infiltré par tous les trous…
- À qui le dites-vous !
Au Harry’s bar nous avons beaucoup bu, de la stout bien épaisse, costaud, à mâcher comme de la soupe de pois cassés. J’ai tout raconté à Paul. Chloé dormait sur mon épaule. Paul, frais comme un gardon, m’écoutait avec dans son regard bleu une grande tendresse qui m’encourageait. Qu’allait-il me dire ? Laisser tomber ? Comme le fils prodigue je m’en remettais à sa sagesse. Paul me prenait à contre-pieds « Mon petit Benoît nous allons leur pourrir la vie un maximum. J’adore la grande Claude Pompe, elle a de la classe mais, de Gaulle parti, son gros Georges, en bon banquier louis-philippard, va ouvrir les vannes et les affairistes vont sortir leurs groins du marigot et, crois-moi, ils vont se goinfrer. Marcellin est comme Hoover, c’est un obsédé du complot, une raclure pétainiste, les « enragés » ne sont que des fils de famille qui jettent leur gourme en jouant aux révolutionnaires. Crois-moi Benoît, sans l’épreuve du feu, les combats verbeux ne sont que des discours romantiques. À l’arrivée, les plus mauvais feront de la politique, les plus astucieux du blé et les plus cons finiront sans doute à Clairvaux. Puisque ton choix c’est de flamber ta vie moi je vais te fournir le carburant : mon fric. Nous avons aimé la même personne mon grand et nous allons lui offrir le feu d’artifice du siècle. Avec cette grande seringue tu vas former un couple d’enfer… »
Trois mois d’écriture et, enfin, j’en arrivais là où il me fallait arriver. Toute la légèreté insufflée dans ce tronçon de vie que je venais de coucher sur le papier n’en gommait pas pour autant l’ambiance délétère dans laquelle baignait les lendemains de ce qui n’étaient alors que les « évènements de mai ». Le temps des anniversaires, des commémorations, des interprétations, de la réécriture de notre histoire, n’était pas ouvert. Les coutures des oripeaux des années d’après-guerre craquaient, la mue s’opérait, le ventre mou de la classe moyenne s’enflait. Pompidou modernisait la France en déchirant les derniers lambeaux de la France rurale. Rouillan et sa bande de débiles profonds allait réchauffer leur folie meurtrière dans la détestation de cette société où la classe ouvrière allait perdre son âme. Mes anges gardiens, Jasmine et Raphaël, me pressaient de les accompagner en Corse où ils venaient de dénicher le lieu de leur rêve. Je bougonnais. Je résistais. J’acceptais. Le temps était venu d’affronter l’enchaînement des évènements qui allaient me conduire à Sainte Anne. Osez me replonger dans les cahiers d’écolier que j’avais noirci dans ce havre de paix pour me délester de la part la plus noire de ma vie.