Le temps de gestation de mes chroniques ne répond à aucune règle précise : certaines sont du genre poule pondeuse, sitôt pensées sitôt pondues ; à l’autre extrémité, il en est de pachydermiques, elles restent un long moment nichées dans l’une des « briques », la JB 85 ag peut-être – j’ai visité l’hôpital Ste Anne pendant les journées du Patrimoine et je suis incollable sur la stéréotaxie fondée sur une vision 3D de notre cerveau – pour en être expulsées dans une mise-bas rapide. L’embryon de celle de ce matin date de Pâques 2007 http://www.berthomeau.com/article-6335576.html alors que j’étais descendu dans le Morvan, plus précisément à Quarré-les-Tombes. Sans doute est-ce la mélamine dans le lait des nourrissons chinois qui est à l’origine de cette soudaine remontée.
Mon titre est une citation de Marcel VIGREUX : Les nourrices du Morvan et enfants assistés au XIXe siècle Bulletin n°25 -1987 - ACADEMIE DU MORVAN, qui écrit par ailleurs « De tout temps, le Morvan a été regardé comme la terre de lait par excellence. Déjà les romains rapportaient que les gauloises de Bibracte trempaient leurs seins dans une fontaine du Mont Beuvray pour obtenir en quantité le lait qui nourrirait leurs enfants. Depuis lors, les descendantes chrétiennes de ces femmes ont été constamment recherchées. A Dun-les-Places, on est venu quérir la nourrice du Roi de Rome. D'Empury, on a fait venir celle du fils de Napoléon III. C'est cette préférence connue et reconnue pour les nourrices du Morvan qui, au XIXème siècle, peupla de nouveau-nés le moindre hameau de leur petit pays... »
Le Morvan va donc être sous le Second Empire où la nouvelle bourgeoisie d’affaires et d’industrie de Paris, dans son besoin de paraître, le pourvoyeur de « l’industrie des nourrices », en 1865 plus de 52% (le canton de Montsauche entre 1858 et 1864 envoie 1900 jeunes femmes à Paris). Celles qu’on appelle les nourrices sur lieu deviennent un élément privilégié de la domesticité. À la fin du XIXe le Nord et la Bretagne pèseront aussi lourd. Ces jeunes femmes, sitôt la naissance de leur enfant, quittaient le pays pour une durée de 12 à 18 mois. Dans leur famille d’accueil elles s’apparentaient à des gouvernantes en s’occupant des enfants de la famille. Bien traitées, correctement habillées, parfois même dotée d’une domestique, elles suivaient la famille dans tous ses déplacements. Victor Petit écrit :
« Rendons-nous vers une des principales portes des Tuileries entre midi et quatre heures. Deux magnifiques chevaux lancés au grand trot et fièrement menés par un cocher à riche livrée, sont attelés à une voiture armoriée. Cette voiture s’arrête et, tout aussitôt, un valet de pied de haute taille s’empresse d’ouvrir la portière et d’abaisser le marchepied. Une jeune femme tenant un enfant de quelques mois seulement, descend lentement. Les vêtements de l’enfant sont d’une finesse extrême, ceux de la nourrice sont simples mais d’une irréprochable propreté. Le valet et une camériste de bonne tenue aident avec précaution et attention l’heureuse nourrice à descendre, puis l’accompagnent dans le jardin en portant gravement des châles, des tabourets de pied, des ombrelles et quelques menues friandises.
Et bien, cette nourrice entourée de tant de soins à qui chacun s’empresse d’obéir, à laquelle rien n’est refusé, pour laquelle rien n’est trop beau ni trop bien, c’est une "Morvandiaute" de l’Avallonnais, une "bourguignotte" des environs de Chastellux ou de Quarré les Tombes ; c’est enfin une jeune villageoise que nous aurions pu voir, quelques mois auparavant dans la chambre obscure d’une pauvre chaumière où, quelquefois, il n’y avait pas de pain pour toute la famille ».
Dans cette florissante industrie des nourrices, la part de marché la plus importante est celle des enfants assistés, ceux qui se déplacent vers la nourrice. Le phénomène des nourrices sur place est d’abord régional : « L’étude de l’agence de Château-Chinon est bien révélatrice à cet égard : sur 7.326 enfants envoyés par la Seine et par la Nièvre dans la première moitié du XIXe siècle, 4.375 viennent de Nevers. C’est seulement à partir de 1840 que la concurrence de Paris s’affirme : entre 1840 et 1850, la même agence reçoit 1.500 enfants de Nevers mais 2.650 de Paris. Le déséquilibre au bénéfice des “Petits Paris” ne cesse de se confirmer. » La mortalité des “Petits Paris” très élevée, selon le Dr Monnot, entre 1858 et 1869, 33% d’entre eux décèdent : ces enfants perdent la vie entre huit jours et trois mois après leur arrivée de Paris. Les raisons en sont multiples : conditions de retour abominables (coche d’eau jusqu’à Auxerre puis sur des routes défoncées en des voitures où les nourrices sont assises sur des bancs en tenant l’enfant dans leurs bras), sevrages prématurés, brutalité des mœurs, « appât du gain des Morvandiaux », le trafic d’enfants…
« L’historiographie du XIXème siècle fait peser la responsabilité totale du manque de soins donnés aux enfants de l’Assistance Publique sur les familles d’accueil du Morvan, qui, indirectement, ont fait augmenter la mortalité infantile. De ce point de vue, il convient aussi de poser la question en tenant compte des mentalités de l’époque et des conditions offertes aux Morvandiaux par la médecine du temps.
L’univers mental des paysans est tel que la médecine scientifique ne peut guère pénétrer le pays : le poids de l’ignorance, l’attitude à l’égard du médecin, sont de sérieux butoirs. En effet, quand un enfant est malade (même s’il s’agit de son propre enfant), on n’appelle pas le docteur, le paysan demande plutôt le sorcier, le rebouteux, le “gôgneux” et utilise volontiers les amulettes. Un officier de santé de Moux, très proche des populations morvandelles, le docteur Despiotte, écrit en 1870 "Pour le Morvan, l’histoire de l’humanité n’a pas franchi le Moyen Age. A quand le déchirement des ténèbres ?".
Le comportement des familles n’est pas délibéré à l’égard des “Petits Paris”, mais il relève d’une mentalité générale ».
Pour le Morvan, « l’industrie des nourrices » est une manne pour les populations pauvres. « Vers 1840, une nourrice à Paris peut gagner entre 400 et 500 F pour une “nourriture” de quatorze mois. Elle reçoit aussi de nombreux cadeaux, offerts par la mère de l’enfant, estimés à 150 ou 200 F, pour les dons en espèces, auxquels s’ajoutent des vêtements et des chaussures. Déduction faite des dépenses, le gain net peut s’établir à deux ou trois fois celui de la nourrice à emporter et approcher le salaire d’un migrant masculin, bœutier ou “galvacher”. » Les nourrices des « Grandes Maisons » peuvent « gagner aux environs de 2.000 F par an, placés sur un livret de Caisse d’Epargne. » Ascension sociale, amélioration de l’habitat, une nouvelle autorité féminine, de nouvelles habitudes alimentaires et vestimentaires… le retour au pays des nourrices ayant fréquenté « les belles manières » de la bourgeoisie parisienne, bouscule ce pays arriéré. Quand aux enfants de l’Assistance Publique, ils sont aussi des vaches à lait : « d’environ 1.000 F pour un enfant élevé jusqu’à douze ans, le salaire versé à la famille passe à près de 1.330 F vers 1880. Les mois de nourrices sont régulièrement révisés à la hausse depuis 1889 et à partir de 1902, la pension versée pour les pupilles de un à deux ans et pour ceux de moins d’un an, augmente de 33 à 39% par rapport à 1876. En 1911, le salaire mensuel pour les “nourrissons” est de 33 F au lieu de 18 F en 1876. A ces mois de nourrices s’ajoutent la fourniture de tous les vêtements des pupilles, la gratuité de tous les soins (paiement par le percepteur) et de nombreuses indemnités, celle des neuf mois, celle d’habillement (chaussures, bas et coiffure). Plusieurs récompenses et indemnités sont versées aux familles : pour la garde d’un enfant depuis un an jusqu’à douze ans et jusqu’à treize ans pour l’obtention du certificat d’études primaires depuis 1885 (50 F au nourricier, 40 F à l’instituteur et 10 F à l’élève). »
« Quand les “Petits Paris” ont atteint treize ans. Ceux-ci sont alors embauchés comme valets ou servantes de ferme chez les exploitants, selon l’usage des “louées” de domestiques aux foires habituelles. Pour les anciens pupilles, le directeur de leur agence établit, depuis la fin du XIXème siècle, des contrats d’embauche avec les employeurs, si bien que la louée publique n’est plus qu’une formalité : le directeur a tenu une permanence dans les chefs-lieux de canton, annoncée par voix de presse ; s’y rendent les employeurs et futurs domestiques et servantes - tous anciens pupilles de l’Assistance Publique. La discussion aboutit à la signature du contrat, dit “Contrat de placement”, qui fixe toutes les conditions du travail, soit quatre principales :
- la nourriture, l’hébergement et le blanchissage du pupille
- le traitement du domestique “avec bonté, douceur et humanité”
- les soins médicaux nécessaires en cas de maladie
- l’interdiction du renvoi de l’employé sans avoir consulté le directeur d’agence au moins huit jours d’avance.
A ces conditions s’ajoute un salaire annuel payable à la fin de l’engagement et correspondant aux frais de vêtements et à l’argent de poche remis à la fin de chaque mois. »
Pourquoi ce retour en arrière me direz-vous ? Deux raisons principales :
- lors de mes 3 jours à Blois, avant le service national, j’ai rencontré des « gagés » du Morvan et, comme l’institution militaire est toujours d’une extrême délicatesse, à la suite des tests, ils étaient regroupés dans le bataillon des « illettrés » dans lequel 2 gars de mon village étaient aussi. Ça m’a marqué.
- C’est un fait de société peu commun d’une ampleur difficile à imaginer aujourd’hui « De nombreux milieux sociaux sont concernés en Morvan, le monde médical, les journaliers agricoles et les petits exploitants; à Paris, les nobles et les bourgeois. Plusieurs milliers d’enfants de tous âges sont venus vivre en Morvan, des milliers de nourrices ont été chargées de les allaiter et de les élever ; d’autres sont allées à Paris et dans les grandes villes, même étrangères, vendre leur lait ». Ça remet en perspective l’intensité de certains de nos malheurs…