Cultiver sa différence, sans ostentation, pour se faire plaisir, revendiquer le droit de travailler en s’amusant, prendre des risques, pour Estelle Dauré c’est aussi naturel que de respirer, ça fait parti de son patrimoine génétique, « c’est un principe familial » me déclare-t-elle d’emblée. Ça n’est pas une posture mais une façon d’être que j’ai découverte la première fois où, dans la caisse pourrie que m’allouait le Conseil Général des Pyrénées-Orientales, je me suis rendu à Jau. Cases-de-Pène, des vignes, un chemin de terre cahoteux, une enclave du bout du monde, un écrin hors du temps, que ce lieu où l’on peut conjuguer les plaisirs simples d’une table sous les charmilles et ceux, plus provocateurs, d’une fondation d’Art contemporain. Lieu unique, jamais reproduit, d’où l’on ne souhaite pas partir. Depuis 1977, même menu, même magie, conjugaison réussie, harmonieuse d’un lieu, d’un produit : le vin, d’un art de vivre et d’un je ne sais quoi de provocateur sur les cimaises : lors de mon premier passage, l’exposition By Air Postal por avión, de l’artiste chilien Eugenio Dittborn, en était l’expression la plus accomplie. “The Airmail Paintings were conceived for at least two specific sites; that of the sender and that of the receiver, as well as for breaking/producing the distance between the two. “ Eugenio Dittborn
Cette alliance tonique d’une façon d’être et de la transgression assumée, se retrouve sous sa forme la plus accomplie dans le génial Jaja de Jau lancé en 1991. Le visuel scriptural si caractéristique de Ben, novateur dans l’univers du vin, loin des codes établis, a la force de sa simplicité, il parle au grand public. La mécanique mémorielle n’aime rien tant que d’assimiler et de prendre à son compte des images apposées à l’infini sur des objets qui font partis de la vie. C’est la caractéristique de vraies marques que d’être identifiées au premier coup d’œil et, aussi modeste soit-il, le Jaja de Jau entre dans cette catégorie. Avec de telles prémices on comprend mieux que l’aventure chilienne, où là-bas plus encore, dans ce Nouveau monde, on peut faire table rase, bâtir une gamme de vins sur un vignoble créé de toute pièce, va donner à la créativité d’Estelle un nouvel essor. Et pourtant, lorsqu’on observe l’habillage des vins des domaines chiliens, il se cantonne en général dans un classicisme à forte connotation religieuse avec assez peu de références à la civilisation sud-américaine. Comme je l’ai écrit, choisir « Las Ninas » comme nom de baptême c’était un beau contre-pied, jubilatoire, et comme le dit Estelle, non sans humour, il ne manquait plus que la petite lanterne rouge pour que « ces drôles dames » ces filles à l’esprit leste aillent au bout de leur clin d’œil coquin.
La gamme chilienne se construit donc à la fois sur l’héritage intellectuel du déluré Jaja de Jau avec les varietos (entrée de gamme) et sur l’histoire des filles portraitisées sur une étiquette alliant la modernité graphique et la nostalgie du sépia avec « Las Ninas » (la réserve de la gamme). L’histoire de la ligne aroma commence en Allemagne par la vision d’un carton de l’australien Rosemount sur lequel les bouteilles sont représentées couchées sur un lit de fruits et de légumes. Le parti-pris d’Estelle est d’aller au bout de l’idée, de décomplexer le vin, de l’introduire dans un univers ludique, coloré, provocateur sans être prétentieux. De se mettre dans la peau du consommateur. De lui proposer un visuel simple à mémoriser où il associe poivron rouge avec cabernet, limon verde avec sauvignon et ainsi de suite. Faire que le jeu fonctionne. Comme pour le Jaja le visuel est la marque et il permet de la décliner et de l’animer avec toute la palette des aromes : myrtille : merlot, fraise : carmenere, framboise : syrah rosé… Pari risqué, pari tenu et bel accord entre le vin et son packaging. Le geste n’est pas purement gratuit il est une promesse qui balise l’univers du néo-consommateur.
L’avantage avec la référence aux Ninas c’est que les filles sont, par construction, des coquettes et, qu’avec elles, il est facile de raconter des histoires. De décliner à l’infini leur addiction aux accessoires ; ces petits détails qui font le chic d’une toilette comme le disait maman. Le premium du domaine sera donc tout naturellement, dans la lignée de « Talon Rouge » en Roussillon, « Taco Alto » qui nous fait pénétrer dans l’univers de Truffaut où perchées sur des talons aiguilles « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie ». Et suprême élégance, la paire de bouteilles lovée dans du papier soie se couche dans une boîte à chaussures de belle facture. Du pratique chic recyclable pour le rangement at home, là encore aller au-delà des codes en osmose avec l’esprit du produit. Mais j’entends déjà les grincheux qui m’attendent au tournant me reprocher de ne causer que des flacons et non de l’ivresse. Très à l’aise je peux répondre que l’inventivité d’Estelle Dauré s’appuie sur de la belle matière, les vins sont à la hauteur de l’habillage. Reste que la démarche, ce storytelling intelligent va permettre, au fur et à mesure, de la montée en gamme du domaine : ultra premium et icône, de continuer d’explorer l’univers inépuisable de « nos filles » et de faire, comme elles, de changer, d’apparier un petit sac tout simple avec un collier rare ou d’ajouter une touche de rouge baiser pour faire la belle qui ensorcelle.
Mon périple est parti de Jau alors je boucle la boucle et me voilà face au nouvel habillage du Château de Jau « il faut que tout change pour que rien ne change », c’est le cycle de la vie, dans le même mouvement l’étiquette déstructurée s’épure alors que le flacon prend des rondeurs bourguignonnes. Estelle Dauré est ainsi, elle n’est jamais là où on l’attend, surprenante et passionnée.

