Chez moi, lorsqu'on voulait souligner qu'un évènement ou une chose étaient indestructibles, les gens disaient " ça durera aussi longtemps que les foires de Mothe... " En effet, le gros bourg de la Mothe-Achard, chaque vendredi était le siège d'un marché et, le premier jeudi du mois d'une foire aux bestiaux. On y venait de tout le canton. Pour un millier d'habitants il y avait plus d'une cinquantaine de buvettes. Physiquement le marché aux volailles se tenait place du vieux château (un château de Barbe Bleue dont il ne restait plus une pierre) ; le marché beurre et oeufs, on ne fabriquait pas de fromage, place de l'église sous les tilleuls ; le marché aux cochons près de chez Morrisset le marchand de limonade ; le marché aux bestiaux sur le foirail place de la mairie. Au centre du bourg, autour d'une halles qui existe toujours, le marché de la bouffe et des frusques.
Ce que j'aimais c'était accompagner la mémé Marie au marché de la volaille. La place était en pente douce. On amenait les poulets et les canards dans une petite cariole montée sur des pneus pleins. L'été la grand-mère mettait sa quichenotte. Les marchands de volailles se tenaient en haut du marché et, selon la tendance, soit ils commençaient à baguenauder pour jauger la marchandise avant le roulement de tambour du garde-champêtre qui ouvrait les hostilités, soit ostensiblement ils restaient à bavarder entre eux, pire certains jours ils campaient au bistro. Mémé Marie était totalement insensible à cette action psychologique, elle avait son prix dans la tête et elle n'en démordrait pas. Mon plaisir était immense les jours où les marchands se ruaient comme des morts de faim vers nos poulets effarrouchés, tendant des petits billets griffonnés au crayon de papier à la grand-mère, les jetant, les réécrivant, tempêtant, menaçant que le jour où les vaches seraient maigres, tentant de rappeler je ne sais quelle fidélité. La mémé gagnait. Ils capitulaient. Ils savaient que les jours sans, la Marie, ramenerait ses bestioles engraissées aux grains à la mue...
C'était le marché dans toute sa splendeur. Un jour je vous parlerai de Louis, mon grand-père, de ses grands boeufs blancs et de son mépris pour les marchands de bestiaux. Mais dans ma petite tête, la stratégie de mémé Marie, moins flamboyante, plus pragmatique, me semblait bien plus efficace que celle du pépé Louis. Elle gérait mieux le rapport de force et surtout, à son niveau, elle utilisait les mêmes armes que ses acheteurs. De toute façon, qu'elle ait vendu ou non, elle glissait dans ma poche une pièce pour que j'aille m'acheter un petit cake à la boulangerie Remaud.
Les foires de Mothe ont disparu et pourtant lorsque je lis la prose de certains j'ai le sentiment d'être aux côtés de la mémé Marie sur la place du vieux château à attendre le roulement de tambour du garde-champêtre. Elle aurait du donner des cours de commerce la mémé Marie ou écrire un rapport plutôt que d'égrener son chapelet noir...