       |  l est impossible de définir un niveau de consommation d'alcool qui n'aurait pas d'effet sur la santé. Les conclusions de l'expertise collective sur "alcool et risque de cancer", mis en ligne le 12 décembre sur le site de l'Institut national du cancer (INCA), pourront paraître excessives et déprimantes (Le Monde du 20 décembre). Car voilà une étude scientifique qui nous dit que boire même avec modération augmente le risque de cancer. Quelques jours après l'entrée en vigueur de l'interdiction de fumer dans tous les lieux de convivialité, un légitime ras le bol peut s'emparer du grand public face à des messages de santé publique que certains considéreront comme trop "moralisateurs", trop "hygiénistes" voire "liberticides". Il ne faut plus fumer, ne plus boire, ne plus manger trop gras, trop salé, trop sucré... "Vivre tue", répliqueront les plus excédés, qui voient derrière ces recommandations une triste vie d'ascète et s'étonnent que la pollution ou le stress au travail ne soient pas aussi cités dans les causes de cancer. Il est toujours difficile d'entendre dire que ce qui peut être un plaisir de la vie - un apéro, une bonne bouteille - accroît le risque de maladies graves. Mais le problème de l'alcool, substance psychoactive préférée des Français, est une réalité. Bien que la consommation ait largement diminué depuis les années 1960, l'alcool demeure, après le tabac, la deuxième cause évitable de mortalité avec quelque 45 000 décès annuels, parmi lesquels les cancers des voies aérodigestives supérieures (bouche, pharynx, larynx, oesophage) arrivent largement en tête. C'est en 1987 que la loi Barzach a rendu obligatoire la mention "à consommer avec modération" sur toutes les publicités pour les boissons alcoolisées. En 1991, la loi Evin a durci la législation en imposant l'avertissement sanitaire : "L'abus d'alcool est dangereux pour la santé." Mais, au lieu de remplacer l'ancien message par le nouveau, les annonceurs ont juxtaposé les deux, laissant les consommateurs se débrouiller avec cette phrase pour le moins difficile à interpréter, chacun ayant sa propre vision du terme "modération". Chaque fumeur sait combien il consomme de cigarettes par jour. Mais qui sait précisément combien de verres il a bu après une soirée, ou quel est le niveau de sa consommation hebdomadaire ? L'alcool, au même titre que la cigarette, peut entraîner, sans qu'on y prenne garde, un phénomène de dépendance. On commence à boire un verre de temps en temps en rentrant du boulot, puis quelquefois au déjeuner, puis chaque soir, et, sans forcément se l'avouer, on ne peut plus s'en passer. On se rassure en se disant que ce ne sont que quelques verres. Selon un sondage Ipsos publié le 20 décembre 2007 par la Fédération française des spiritueux (FFS), la moitié des Français pensent, à tort, qu'il y a plus d'alcool dans une dose classique de whisky (3 cl) que dans une bière de 25 cl ou un verre de vin de 10 cl. Or chacun de ces volumes de boisson équivaut à 10 grammes d'alcool. Face aux dégâts liés à la consommation de boissons alcoolisées - qu'il s'agisse des cancers mais aussi des affections digestives ou des maladies cardio-vasculaires -, on peut objectivement constater que ce sujet fait beaucoup moins l'objet de campagnes de prévention que la lutte contre le tabagisme. Qui se souvient encore des Etats généraux de l'alcool organisés par le gouvernement Villepin en décembre 2006 ? Ou du rapport d'Hervé Chabalier - le directeur de l'agence Capa qui révéla dans un livre à succès (Le Dernier pour la route, Robert Laffont, 2004) son passé d'alcoolique - proposant de "dénormaliser" l'alcool et remis en novembre 2005 au ministre de la santé ? Et à quoi ont servi les rencontres parlementaires de juin 2006 intitulées "L'alcool en France : un coût dénié" au cours desquelles le professeur Didier Houssin, directeur général de la santé, regrettait qu'"on s'accroche aux soi-disant bénéfices d'une consommation faible d'alcool" ? Enfin, où sont les mesures censées répondre à l'objectif fixé dans la loi de santé publique d'août 2004 de réduire de 20 % la consommation d'alcool par habitant d'ici à... 2008 ! RAS LE BOL DE CES "AYATOLLAHS" Bien sûr il y a une différence entre un verre de temps en temps et une consommation régulière, comme entre deux cigarettes par jour et un paquet. Il n'est pas question d'être prohibitionniste, mais d'informer sur les risques. Reste qu'il y a la façon de le dire. L'expertise collective publiée par l'INCA donne le sentiment que le mieux serait de bannir l'alcool de notre quotidien. Ras le bol de ces "ayatollahs" de la santé publique !, s'emporteront certains. Un peu comme les enfants à qui on interdit tout, on a parfois envie, face à toutes ces recommandations qui pleuvent pour protéger notre santé, de reprendre un verre ou d'allumer une nouvelle cigarette. Qui aurait pu penser il y a quelques années que les pouvoirs publics évoqueraient désormais la mortalité par "tabagisme passif" pour interdire de fumer dans tous les lieux publics ? L'alcool a lui aussi ses dégâts collatéraux : sur les routes et dans les actes de violence, notamment conjugale, qu'il peut susciter. Quant aux "ayatollahs", ils sont aussi du côté des alcooliers, qui ne cessent leur lobbying auprès des parlementaires pour tenter de détricoter la loi Evin, et déploient leur savoir-faire pour capter de nouveaux consommateurs parmi les jeunes en lançant de nouvelles bières fortement alcoolisées et autres "prémix" (mélange de jus de fruit et d'alcool fort) ou en sponsorisant des soirées. Dans un éditorial du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), le professeur Houssin appelait de ses voeux, en septembre 2006, "une politique de santé publique à la hauteur des enjeux posés par l'alcool". L'expertise collective de l'INCA n'a même pas donné lieu à une conférence de presse. Pas un mot du ministère de la santé sur cette étude pourtant élaborée dans le cadre des Etats généraux de l'alcool dont l'un des objectifs était de "mettre à la portée de tous des informations claires, précises et validées scientifiquement pour permettre à chacun d'être acteur de sa santé". Informer le public, c'est bien tout l'enjeu de la prévention. On nous serine depuis des mois qu'il faut manger cinq fruits et légumes par jour et qu'il faut avoir une activité physique quotidienne. Peu de gens parviennent à suivre à la lettre ces recommandations mais, inconsciemment, ces messages de prévention jouent sur les attitudes. Petit à petit, on se met à porter davantage d'attention au contenu de notre assiette. Les scientifiques nous livrent la réalité des statistiques, qu'elles soient ou non agréables à entendre. A chacun d'entre nous ensuite d'adapter ses habitudes, en toute liberté mais en toute connaissance de cause. | | |